mardi 14 février 2017

Bon anniversaire Reyzele

VINKL LITÈ

Pouvais-je refuser d'écrire un papier en yiddish sur mon projet Bat Kama At, pour la revue culturelle אויפֿן שוועל Afn Shvel (Sur le seuil), qui paraît depuis soixante-quinze ans, dans son numéro 374-375 consacré aux femmes juives : "Di yiddishe froy"?
Quand bien même mes parents parlaient et s'adressaient à nous en yiddish à la maison, j'ai dû apprendre à écrire lors des premiers cours pris à la bibliothèque Medem en 1979 avec Yitskhok Niborski. Comment dire ? Je n'ai jamais été une très bonne élève en Yiddish, préférant de loin utiliser mes facilités à faire des jeux de mots bi ou tri-lingues, à goûter ma découverte de la littérature, et à me livrer au plaisir le plus profond, apprendre et chanter des chansons dont j'avais la sensation de les avoir toujours connues. Tout plutôt que de me pencher avec sérieux sur la grammaire et le vocabulaire. D'autant plus que commençant avec les premières leçons de College Yiddish d'Uriel Weinreich, l'impression de "savoir déjà" se répétait à l'instar de ce qui s'était produit en quatrième quand j'ai commencé le russe au lycée. Cela n'empêcha pas mon bien-aimé professeur de repérer mon yiddish vernaculaire pas forcément très tenu - je sais depuis que j'ai écrit cet article que j'use volontiers de daytshmérismes - mais fort naturel, et de me propulser devant une classe de débutant. C'est à ce moment-là qu'il m'a fallu acquérir pour le bien de mes élèves un peu plus que des rudiments de grammaire. Je le fis avec la même passion que je mets à toute entreprise, et pendant quelques années, j'apprenais ce dont j'avais besoin pour le transmettre à des élèves parfois débutants, parfois plus avancés. J'aimais plus particulièrement faire lire des textes historiques qui me permettaient de recouper paresseusement plusieurs de mes champs d'intérêts.
Cet article je le devais à ma mère Rosa Portnoi Rozenbaumas qui aurait eu 96 ans aujourd'hui. Elle avait rêvé depuis le primaire de fréquenter le gymnasium Yavne de Telz, parce qu'y enseignaient des maîtres et des maîtresses qui avaient acquis une renommée auprès des fillettes et des familles de ce shtetl à peine plus grand qu'un baillement.
Je remercie donc ici Yitskhok Niborski de m'avoir alors propulsée devant une classe de yiddish, d'avoir toléré mes tremblements de genres (parce que je suis une Litvatshke) et d'avoir bien voulu relire cet article. Ma reconnaissance va à Sheva Zucker, l'éditrice de Afn Shvel, dont la patience mérite d'être soulignée. Tous mes efforts pour avancer des idées trop intriquées et glisser des concepts articulés à la française ont été déjoués. De toute évidence mon cerveau litvak avait appris à émettre sur une longueur d'onde voltairienne. Archives du Gymnasium Yavne à l'appui, mes constructions n'auraient peut-être pas heurté des étudiantes qui avaient lu - en hébreu ... - Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Novalis et les sentimentalistes anglais, sans négliger la littérature hébraïque moderne.
Écrire en yiddish pour une revue résolument yiddishiste sur des jeunes filles fréquentant un lycée où l'enseignement est prodigué en hébreu (hormis pour le latin et les langues) relève d'un exercice d'équilibre. Si elle brouillait les lignes de certaines oppositions, ma recherche sur l'éducation des jeunes filles au Gymnasium Yavne avait parfois du mal à rencontrer son public. Apprendre c'est Vivre, School Was Life, des mois et des années de conception et d'écriture, d'organisation et de coordination des énergies, pour ne pas parler du nerf de la guerre, la constitution des dossiers de financement, et la quête des soutiens institutionnels. Interviews des dernières étudiantes survivantes à commencer par ma mère, projet de transmission, projet d'exposition. Je marchais sur un fil, mettant en lumière le caractère avancé de l'éducation prodiguée à ces jeunes filles dans un établissement non seulement fort religieux, mais passablement orthodoxe. Le titre choisi pour mon article, "A zivug gemakht min ha-shamayim : frumkayt hot khasene mit der velt",   "A Match Made in Heaven: The Marriage of Piety and Worldliness" - "Un mariage conclu en Haut-Lieu, piété et sécularité dans le lycée Yavne de Telz" tente de saisir ces tensions. Comment faire comprendre de quoi il retroune à des libres penseurs convaincus de la nature rétrogade de la religion et ... qu'avais-je à dire et à offrir aux religieux, aux orthodoxes, et à ma famille adepte du rebbe de Lubavitsh à travers ce projet ?
Qu'avais-je à offrir de façon générale à ceux qui ne voyaient dans ce projet qu'une quête exclusivement liée à une histoire familiale ? L'idée s'est imposée très tôt, faire comprendre l'histoire d'une collectivité en la transmettant à une autre collectivité me ramena sur les pas de Reyzele, dans sa Telz natale, Telsiai en Lituanie. C'est là que j'ai proposé au directeur du lycée catholique local, Robertas Ezerkis, de porter cette histoire éducative à la connaissance de ses élèves sein du lycée catholique Vincento Borisevicius, puis dans l'Académie d'Art avec l'aide des professeurs Zita Inčirauskienė‎, Romualdas Inčirauskas à qui l'on doit la plaque commémorative posée aujourd'hui sur le bâtiment qui fut celui de l'école (son oeuvre est exposée au Vilna State Jewish Museum). Avec une grande compréhension de l'histoire des Juifs de Lituanie, ces enseignants ont dirigé les étudiants, alors en dernière année, aujourd'hui artistes confirmés, qui ont créé des oeuvres d'art remarquables de profondeur et de spiritualité célébrant les vies de ces jeunes filles. Je continue à poser la question sous forme de colle quand je rencontre des artistes : comment représentez-vous l'excellence dans l'éducation ?
Enfin, j'ai eu la chance que l'auteure et metteur en scène, Laimutė Pocevičienė, bien qu'elle ne connaisse ni l'anglais ni le français, entende parler de ces jeunes filles juives, explore mon site avec l'aide d'une professeure d'anglais et écrive une pièce, "Esquisses de l'espoir de la ville aux sept monts" , qu'elle a mise en scène avec une petite troupe d'enfants et d'adolescents qu'elle dirige à Telsiai. La photographie qui suit fait partie d'une série prise par Alain Le Roy lors de l'inauguration de l'exposition célébrant le 95e anniversaire de l'ouverture du Gymnasium Yavne, le 6 septembre 2015, en ma présence.
La jeune fille que l'on voit ici à droite (6 septembre 2015), puis à nouveau sur la couverture de Afn Shvel, les mains posées sur ses genoux, sur une photographie prise lors d'une représentation dans le théâtre municipal de Telsiai (quelques mois plus tard), incarnait ma mère Rosa Portnoi. Lorsque j'ai assisté à la représentation lors de l'inauguration de l'exposition et avant que je prenne moi-même la parole, les jeunes acteurs m'ont entourée pour m'offrir un médaillon en céramique représentant la ville de Telsiai, cousue sur une petite pièce de toile de jute. Cette grande jeune fille attendait poliment pour me parler, et elle croisait ses mains devant elle comme je l'avais toujours vu faire à ma mère (sur cette photo de classe assise à gauche devant) .
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At the occasion of the publication of my article in Yiddish about my project Bat Kama At, I want here to express my gratitude to all my friends in Telsiai (Telz), Telšių Vincento Borisevičiaus gimnazija, Garbaliauskas MatasJurate Normantiene, in Telsiai Art Academy, Pr. Zita Inčirauskienė‎, and Romualdas Inčirauskas who carved the commemorative plaque on the building of Gimnasium Yavne. Thanks to their understanding of Jewish history in Lithuania, young artists yesterday students, today confirmed, Simona RemeikaitėKristina BalsytėRytė Krakauskaitė, have created art works celebrating the lives and education of these young Jewish girls.
These works were also presented at the exhibition celebrating the 90th anniversary of Gimnasium Yavne at the Alka Museum in Telsiai, in September 2015, where Alma Jankauskienė, director of the Archives, invited me to present my project (thank you Ele for being the interpreter of my lecture) to a very warm audience of teachers, students, archivists and Telsiai inhabitants. The presence and support of Monika Jankauskaite, as well as her experience in the Lithuanian nature allowed me to locate one of the massacre place of the girls that was unknown to me.
I was blessed that playwright and director Laimutė Pocevičienė, with the linguistic support of Ele Kakanauskiene the play "Vilties etiudai iš Septynių Kalvų Miesto“ with her theater company of Telsiai. The play that I saw in Museum Alka was exceptionally well played by the children and well directed. It was created in Telsiai in 2013 (for the inauguration of the memorial plaque on the school) by playwright Laimutė Pocevičienė, based on my project Bat Kama At.
For the cover of this issue (374-375) of the Yiddish cultural magazine Afn Shvel the editors chose a photo of a representation given in the City Theater in March 2016. The young girl on the right, with hands on her knees played a character named Rosa Portnoï, my mother's name. When I first saw her on September 6, 2015 in Museum Alka, after the play and after my own lecture, a few young actors were waiting to speak with me, and she was quietly on the side with her hands quietly crossed on her lap as used my mother here 1st left on the front.




I was honored to write in this issue. For the cover the editors chose a photo of a play written and created in Telsiai in 2013 by playwright Laimutė Pocevičienė, based on my project Bat Kama At. The young girl on the right, with hands on her knees played a character named Rosa Portnoï, my mother.

נײַער נומער „אויפֿן שוועל“ געווידמעט דער ייִדישער פֿרוי אַחוץ אַ ריי אַרטיקלען וועגן פֿרויען אין דער ייִדישער קולטור געפֿינט מען אויך אַרטיקלען וועגן מעדיצין, די ייִדישע שריפֿטן פֿון אלי וויזעל און אַ ביכער־רעצענזיע פֿון אַ 13־יאָריקער מחברטע. YIDDISH.FORWARD.COM

mardi 7 février 2017

Note préliminaire à ma traduction du yiddish de Hitler et les professeurs de Max Weinreich



Je ne saurais dire combien j'ai aimé écrire en avril 2013 cette note liminaire apparemment anodine où les détails obsessionnels le disputent aux références cachées. M'accompagnaient alors un dialogue sur le caractère mystique de la discussion entre Scholem et Benjamin, mes années passées au YIVO de New York auprès de Hershl Paul Glasser, alors à la tête  du centre Max Weinreich, co-éditeur du Comprehensive English-Yiddish Dictionary, les mânes de mes propres origines lituaniennes, ma ville natale de Vilna où j'ai passé mes plus tendres années. 
Se dessinaient aussi toujours avec plus de précision les contours d'une certaine déchirure qui allait se préciser au fil des années, et se couvrir du petit filet d'or des restaurations de céramiques japonaises  : fille de l'école scientifique de Vilna ou de l'école rabbinique éclairée de Telz ? Dans la note qui suit, je suis nettement la fille de mon maître Pierre Vidal Naquet ... Si vous n'avez pas l'opportunité de rédiger une page avec une dizaine de notes de bas de page qui en entravent la lecture, saisissez la moindre occasion d'un petit texte qui ressemble à une douzaine de notes.




 Note préliminaire de la traductrice

Ce livre a été traduit à partir de deux originaux, le premier en yiddish ayant précédé de peu celui en anglais.

Le texte en yiddish publié dans les YIVO bleter du Yiddish Scientific Institute – YIVO comportait déjà tout l'appareil critique avec ses 476 notes de bas de pages et la reproduction de plus de quarante fac-similés. L’ensemble du texte paru en deux livraisons au printemps et à l’été 1946 est à présent accessible en ligne sur ce site, aux pages 6 à 166 et 220 à 323, correspondant aux pages 1 à 160 et 209 à 312 de l’édition papier en yiddish.

Les archives du YIVO conservent une brochure qui montre l’importance cruciale que Max Weinreich accordait à la collecte de matériaux émanant de l’Allemagne nazie pour la connaissance approfondie de l’histoire juive. Dans le fonds Weinreich conservé au YIVO, de nombreuses notes bibliographiques manuscrites agraphées aux cahiers détachés de la publication de 1946 montrent que l’auteur a continué de rassembler de la documentation et de mettre à jour la bibliographie du sujet après la publication du livre. Un facicule est cependant clairement à l’origine de l’appareil critique que l’on trouvera en bas de pages. Il s’agit de 40 pages publiées par le Yiddish Scientific Institute – dans la série « organizatsye fun der yiddishe vissenshaft » (« organisation de la science du judaïsme »), numéro 34, 1945 – sous le titre Deziderata fun nazi-literatur vegn yidn, suivi de cette mention ajoutée en travers de la page : “Helft farzorgn di dozike bikher far visenshaftlekhe forshung” ; Desiderata of Nazi Literature on the Jews. «  Help procure these books for scientific research » ; c’est-à-dire : aidez-nous à nous procurer cette littérature nazie pour faire avancer la recherche historique. La page de présentation est datée du 18 septembre 1945, soit quelques mois avant la parution de Hitlers professorn.

Aux notes de bas de pages ont été ajoutés dans l'édition anglo-saxonne deux index, celui des personnes et des institutions, puis celui des périodiques, des collections et des maisons d’édition qui figurent également dans une forme moins développée dans la brochure de 1945.

La plus grande partie de la bibliographie utilisée par Max Weinreich étant en allemand, les titres d’ouvrages, les mentions de collections et les archives à partir desquelles les sources sont citées ont pour la plupart du temps été laissées en allemand, en conservant les caractères romains pour tout ce qui relève du nom de l’auteur ou de la source (la désignation de l’archive par exemple), les titres de collections ou de séries, les titres d’articles entre guillemets. Les italiques, comme dans les éditions en yiddish et en anglais supervisées par Max Weinreich, ont été exclusivement réservées aux titres. Dans le cas d’un choix contraire, les notes de bas de page eussent été presque totalement imprimées en italique. De même, nous n’avons pas toujours cherché à unifier certains choix typographiques des noms de lieux. La logique historique et géographique de l’auteur, sa connaissance presque tatillone des graphies et des langues, au gré du mouvement des frontières, des inventions géo-politiques des nazis et de leurs lubies raciales nous ont semblé devoir être respectées tant est précis son savoir dans ces domaines. Toute intervention eût été présomptueuse.

Si la traductrice a parfois ajouté des notes précédées d’une astérisque, c’est qu’il lui est arrivé de rencontrer elle-même une difficulté de compréhension ou un doute. Il lui a donc paru nécessaire d’éclaircir le texte ou le contexte dans ce cas précis. De même, quelques notes ont été rédigées lorsque les deux versions divergent de telle manière que l’une ou l’autre apporte un éclairage supplémentaire sur le sens du propos ou sur la vision de l’auteur, voire sur ses sentiments. Dans l’ensemble, le texte yiddish est marqué par l’expression d’une ironie amère et douloureuse qui ne s’entend pas toujours dans l’anglais. Dans son étude des légitimations académiques du nazisme, l’auteur fait preuve le plus souvent de ce que Walter Laqueur a nommé dans son dernier livre sur l’antisémitisme d’un “détachement clinique”. Mais il lui arrive, surtout en yiddish, de s’éloigner d’un énoncé distancé pour laisser affleurer sa répugnance envers la perversion d’intellectuels qui détournent leur discipline afin de prôner une idéologie meurtrière, et sa profonde empathie à l’égard de son peuple. Immense linguiste, Weinreich maîtrisait sans doute déjà parfaitement l’anglais au moment où il a réalisé ou supervisé la traduction de ce texte. Il avait étudié et enseigné aux États-Unis dans les années 1930 et avait dû s’y réfugier en 1939, au moment où les Allemands déclenchait la guerre. Mais il est certain que sa pensée et ses sentiments, au-delà de la mise en forme du résultat de ce monumental travail de recherche et de synthèse, trouvaient une expression plus naturelle et plus idiomatique en yiddish. Le français de cette traduction se devait d’être attentif à cette légère différence de ton, et de faire entendre la voix du yiddish qui venait d’être rayé de la carte d’Europe de l’Est et auquel Max Weinreich consacrera le reste de sa vie. Par ailleurs, une lecture minutieuse fait apparaître qu’au contraire, des précisions ont été apportées lors de la traduction vers l’anglais, celles-ci devant bien sûr être maintenues.

Au total, la traduction de ce livre fait intervenir quatre langues. Dans la plupart des cas, les passages traduits de l’allemand ont été revus à partir des extraits originaux, notamment pour tous les extraits reproduits en fac-similé à la fin du texte. Le long document reproduit en pages 269-271, a été traduit de l’allemand par Gérard Marino.

Il va sans dire que l’on n’a pas cherché à améliorer le style abscons de la pseudo-science allemande dans les citations. Il était cependant nécessaire de traduire au mieux les idées délirantes et perverses des auteurs cités par Max Weinreich afin de les restituer à leur propre logique comme de rendre compréhensible la démonstration de l’auteur.

La traductrice a bénéficié des conseils d’Olivier Mannoni sur divers aspects, notamment pour les abbréviations de titres universitaires allemands, qu’il en soit remercié ici. Ma reconnaissance envers Hershl Paul Glasser, directeur du Max Weinreich Center au YIVO qui a fraternellement partagé son savoir et sa bibliothèque, demanderait à s’exprimer en yiddish, a hartsikn dank. Dans la plupart des cas, les mentions abbrégées demeurées opaques et les références d’archives qui semblaient énigmatiques ont été laissées telles quelles, respectant la minutie avec laquelle Max Weinreich a précisé la provenance et la référence de ses sources.




Et puisqu'il faut bien montrer la couverture du livre publié par Les Belles Lettres, Paris, 2013, la voici le lien avec avec ce très grand éditeur.


samedi 16 juillet 2016

Hébreu, Yiddish, des navires équipés pour de longues traversées

Hébreu, Yiddish, des navires équipés pour de longues traversées


Présentation de la conférence de Ken FRIEDEN au YIVO le 13 juillet 2016 à l’occasion de la parution de son livre Travels In Translation. Sea Tales at the Source of Jewish Fiction, Syracuse Un.Press
Voyages en traduction. Les récits maritimes, à la source de la fiction juive.


Si la réputation des Juifs comme marins ne défraie pas la chronique, quelques passages bibliques s'apparentent néanmoins au genre des récits d'aventure tel celui de Jonas (1:4-5, 12) ou des versets de ce Psaume (107: 23-30). Pourtant, de Jonas aux précurseurs des auteurs hassidiques, et de ceux-ci aux grands écrivains yiddish, c’est vers les narrations des odyssées maritimes et leurs traductions en hébreu que nous entraîne Ken Frieden à la poursuite d’une révolution linguistique qui fera de la langue biblique l’instrument de la renaissance nationale, mais pas avant d’avoir été frottée au yiddish, cette autre création nationale qui accompagne l’histoire de mille ans de vie juive en Europe.
Au cours de leurs pérégrinations, les voyageurs juifs s'efforcent davantage de recouvrer et confirmer les traces des descriptions bibliques que de découvrir une réalité nouvelle. Ken Frieden parle d'un épigonisme biblique. Comparant les récits de voyage des Grecs et ceux des textes bibliques, Frieden insiste sur les talents textuels des Juifs, des voyageurs qui circulent en se passant de la géographie mais en se guidant à la boussole des textes et de leurs commentaires. Quand ils s’approprient un genre appartenant à la culture dominante, le récit de voyage, les Juifs font ce qu’ils savent faire depuis la plus haute antiquité, depuis que leur langue vernaculaire était l’araméen à l’époque biblique, ils s’expriment en traduction, ils voguent en translation, ils naviguent entre les langues, ils tanguent entre les interprétations.




Les auteurs hassidiques vont tenir une place remarquable dans le processus de popularisation des récits hagiographiques comportant leur lot de pélerinages en Eretz-Israël, de pérégrinations interrompues et d’expéditions abouties. Le Shivkhey ha-Besht (1814-1815) attribué à Dov Ber de Linitz, une collection de légendes édifiantes sur la vie du Bal Shem Tov, fondateur du hassidisme, connaît ainsi plusieurs traductions en yiddish dans les années qui suivent leur parution. Dans les années qui suivent le Shivkhey ha-BeshtNathan Sternharz de Nemirov (1780-1844) publie en hébreu et en yiddish une édition des Sippurei ma'aasiyot (Récits) de Nahman Bretslav dont la popularité ne s'est pas démentie avec le temps, tandis que les récits de voyage de Nahman de Bratslav consignés par Nathan Sternharz, Shivkhey ha-ran (1815), rapportent son pélerinage en Terre sainte. Nahman de Bratslav avait pris l'habitude de dicter en yiddish à son scribe ses enseignements. Nathan Sternharz les couchait sur papier en hébreu. Le yiddish du Rabbi était sans le moindre doute parsemé d'hébreu de diverses sources, voire hébraïsé, tandis que l'hébreu des textes d'arrivée faisait écho au yiddish. Nathan décrit cette scène de dictée dans ses Mémoires Yemei Moharnat *), où il détaille le processus de traduction dynamique familière aux locuteurs du yiddish qui écrivent en hébreu. Ken Frieden insiste sur les talents littéraires de Sternharz, mais aussi sur la méthode de traduction du yiddish vers l'hébreu, expliquant ainsi la vitalité et l'originalité des récits de Nahman de Bratslav qui possèdent la qualité du langage idiomatique direct dont ils ont été traduits et font un usage plus dynamique des références bibliques figées dont la melitsa des maskilim était coutumière.

Ces écrivains hassidiques, explique Ken Frieden, occupent une place prépondérante quant à l'usage des deux langues, l'hébreu et le yiddish, faisant tomber le mur qui les sépare, ils jouent le rôle d'une avant-garde parmi les auteurs populaires et moins populaires qui écriront dans chacune des deux langues. Ils touchent un très vaste public dans le monde juif. La traduction agit comme une instance innovatrice dans la création littéraire, modernisant la langue cible (d'arrivée), inventant des formes originales qui bientôt deviendront classiques et affecteront en retour la langue source.

Du point de vue de la porosité entre l’hébreu et le yiddish, qui est celui qui m’intéresse ici, deux courants semblant venir de rives opposées se rejoignent dans ce delta, pas forcément pour s’y fondre. Mais plus généralement, force est de constater avec Itamar Even-Zohar, citée par Ken Frieden  dans son introduction, que l’importation de modèles littéraires d’une langue à l’autre élabore un nouveau répertoire. Le genre du récit de voyage introduit ainsi dans les littérarures yiddish et hébraïque un nouveau naturalisme. Dans les mots de Georges Steiner **), « le traducteur envahit, extrait et rapatrie son butin ».

Sur l’autre berge (du monde juif) où bouillonne le chaudron de la modernité, les opposants du hassidisme cherchent à façonner une langue hébraïque populaire qui s’affranchit des contraintes linguistiques du style néo-biblique de la melitza, imposées par les premiers auteurs issus de la Haskalah. Ici encore, la traduction des récits de voyage, les Reisebeschreibungen de l’allemand Joachim Heinrich Campe vers l’hébreu par Mendel Lefin, Mase’ot ha-yam (Récits maritimes, 1818) le conduit à créer un style à la fois plus prosaïque et plus populaire, incorporant l’araméen et utilisant l’hébreu familier au locuteur du yiddish, le loyshn-kodesh. En 1815, Khaykl Hurwitz (Hurvits), de la ville d'Uman, avait publié une traduction en yiddish de Die Entdeckung von America de Campe qui avait connu un grand succès. Khaykl Hurwitz, Mordechai Aaron Günzburg et David Zamość ont tous produit des adaptations en hébreu ou en yiddish des récits de voyage de cet auteur. Je passe ici sur les erreurs de traduction que se renvoyaient hassidim et maskilim et l'ironie dont ils faisaient preuve les uns envers les autres (p. 112 de Frieden), comme sur les démêlés avec les siens de Sternharts, qui venait d'un milieu de misnagdim éclairés, lorsqu'il a commencé à rendre visite puis à suivre fidèlement Rabbi Nahman de Bretslav.
  
Au confluent de ces eaux, un traducteur se distingue par son œuvre prolifique. Moses Mendelsohn-Frankfurt (1782-1861) est un juif orthodoxe enclin à la littérature hébraïque qui a transposé dans un hébreu modernisé de la prose et de la poésie allemande. On lui doit une traduction de Die Entdeckung von America de Campe, en 1807 : Metziat ha-aretz ha-hadasha (La découverte de la Nouvelle Terre), et surtout d’avoir initié la pratique de la traduction des récits de voyage. Avant cette date, peu de prose avait été publiée en hébreu moderne et aucune fiction. Ken Frieden souligne la tension qui existe dans ses traductions entre le recours au modèle de phrases bibliques (la Bible ne manque pas de tempêtes) et l’utilisation audacieuse de l’hébreu faisant fi de ces schémas. Mais Mendelsohn-Frankfurt ne brûle pas les ponts, il navigue entre les eaux de la nouvelle littérature sécularisée et des traditionnelles études juives. À l’instar de Campe, Mendelsohn-Frankfurt nourissait à l’égard du roman et de son influence sur le public une certaine méfiance et conférait au récit de voyage une supériorité sur la fiction. Campe est l’ami d’un autre Mendelsohn, Moses, et aura une influence importante sur les auteurs en hébreu et en yiddish de la Haskalah. Ce n’est pas avant le succès de son adaptation de Robinson Crusoë, Robinson der Jüngerer que la traduction du roman en yiddish par David Zamość verra le jour en 1824.

Si l’on en croit les pointes des grands auteurs yiddish issus de la Haskalah tels que Mendele et Peretz, les Juifs vivaient dans les textes sans trop se soucier de géographie. Dans son récit, Masoes Benyomin ha shlishi (Les voyages de Benjamin III), le héros de Mendele Mokher Sforim – il faut plutôt parler d’un anti-héros donquichottesque – parvient à entraîner son infortuné voisin, Senderl l'effeminé (souffre-douleur comme lui d'une épouse autoritaire). Ils mettent le pied à l’étrier d’une parodie du récit d'aventure, incarnant du mieux de leur savoir livresque la déambulation de Juifs textuels, lancés dans le grand monde en quête des tribus perdues d'Israël (di royte yiddelekh - les petits Juifs rouges) et qui, de fantasmagories en désillusions rocambolesques risquent d'être raflés pour servir l'armée tsariste, manquent de finir dans une geôle ou sont bel et bien roués de coups de bâtons. Ils ne s’éloignent de leur patelin, ne cheminent par monts et par vaux, que pour arriver à la ville la plus proche, puis se retrouver maris comme devant au bercail, après avoir circonscrit les environs de leur shtetl.
Avec cette création ((1878) Mendele Mokher Sforim (Sholem Yankev Abramovitsh, 1835-1917), dit aussi le grand-père de la littérature yiddish, fait entrer le récit de voyage dans son stade ultime, dans le yiddish de la satire, de l’auto-dérision, dans une littérature critique de la tradition qui en conserve pieusement chaque référence. Ici, c’est la trahison qui se fait traduction.

Pour les hommes de la Haskalah qui ne tenaient pas la fiction en grande estime, l'hébreu nous dit Ken Frieden, était comme un navire encapsulé dans une bouteille. Leur tentative de le ressusciter en lui conférant la forme de l'allemand élégant de l'époque romantique n'a pas eu de postérité. Elle se heurtait à la vie des langues, à la vigueur de la littérature. Durant les mille ans de leur présence en Europe, les Juifs ont au contraire transformé l'hébreu en langue européenne au contact du yiddish vernaculaire, l’hébreu tenant un peu la place de l’arabe littéraire dans la diglossie et le yiddish celui des langues vernaculaires locales. Les hassidim furent ceux qui marièrent le plus intensivement les deux systèmes de langues, les polissant l’un contre l’autre, avant que les modernes confèrent un destin national à l’hébreu qui va en apparence consommer le divorce avec le yiddish.
Entretemps, ces odyssées narratives, s’appropriant un genre appartenant à des cultures plus puissantes – munies d’armées et de flottes – ont contribué à façonner deux langues juives modernes et équipées pour de plus longues traversées.

Isabelle Rozenbaumas


Je remercie l'auteur, Ken Frieden, et Yitskhok Niborski, pour leur lecture attentive.


*) Nathan Sternharz, Yemei Moharnat, 1970, 2e partie, p. 12, cité par Ken Frieden, Travels in Translation, p. 52.
**) George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. Trad. de l'anglais par Lucienne Lotringer. 

lundi 11 juillet 2016

THE YOUNG GIRLS, THE NUCLEAR PLANT, AND THE WICKED WITCH OF THE WEST

THE YOUNG GIRLS, THE NUCLEAR PLANT, AND THE WICKED WITCH OF THE WEST

Again, by fair means or foul, I am drawn to the subject of Hurbn (in Yiddish: the genocide against the Jewish people by the Nazis and their collaborators) that I consider NOT being part of my topic and project Bat Kama At - my study and attempt to represent through education and art the history of girl's Jewish education in interwar Lithuania. Yet the way the annihilation of European Jews is treated in history and public speech needs to be pondered on to understand not the context (the context of my study being before the Hurbn) but how the echoes of the history of Jewish life reaches us, and through which obstacles. 
I have already dealt with the obfuscation/denial/revitalization by the Lithuanian authorities of the participation of Lithuanian perpetrators in the mass massacres and extermination of the Jewish population and had numerous conversations, and sometimes controversial discussions about the "the double genocide theory", which is an attempt to question or undermine the crimes committed against the Jewish people as a unique historical event, and to shape an equivalency between the Holocaust and the Communist crimes against humanity. As writes Tymothy Snyder, "The mass murder of the Jews of Vilnius could not have taken place without the assistance of Lithuanians" 1). 
In the text of 2002, written with Michel Grosman while Lithuania was still among the countries waiting at the door of EU, we were warning against the danger to let in countries that had not submit themselves to the necessary soul-searching exam of their responsibilities, exam that can be carried out mainly through the exercise of justice against perpetrators. In Lithuania, to my knowledge, no perpetrator has been brought to face justice. On the contrary, the government has started legal proceedings against Jewish anti-Nazi fighters, like Itzhak Arad 2) or Rachel Margolis, who allegedly committed atrocities against Lithuanian anti-Communists on behalf of Stalin’s secret police, the NKVD.
The situation might become even more complicated and possibly worst in the months to come given the rivalry and military activity involved by the "grandes-manoeuvres" of NATO and Russia from the troubled and bloody limits of Ukraine to the edge of Belarus between Lithuania and Suwalki. Without going into the details of these movements relating to this geostrategic Great Game, it is easy to understand that each of the big actors in the game will not encourage the search for truth, but will mildly let it go for the ideological versions of its allies. So, in such context "anti-facist" or "ant-Nazi" may mean pro-Putin and an appreciation of the efforts of Lithuanian government to get to term with its history through the Commission the International Commission for the Evaluation of the Crimes of the Nazi and Soviet Occupation Regimes in Lithuania 3) may represent no more than a mere affirmation of the interests of the West. Not to mention what is playing out in the Middle-East.
Today, the witnesses are one by one disappearing, but we the witnesses of the witnesses, are still there to make sure that history will not be emptied from the memories of these crimes, and that the word of justice will be keeping its meaning in the present and in the future, at least through the right account of what has really happened, and of who is the criminal and who the victim.
These are important reasons to support the tireless activity of Efraim Zuroff to bring to trial the last war criminals, the murderers of the Jewish people that were able to enjoy a normal life to this day and didn't find any humanitarian reason to spare the lives of children, women, elderly and sick while they were in charge of perpetrating their horrifying crimes http://www.telegraph.co.uk/men/thinking-man/the-last-nazi-hunter-efraim-zuroff-people-call-me-mr-holocaust-y/


mercredi 8 juin 2016

Ashkenaz, Sefarad, les chimères des origines

Pour Yann Cohen

VINKL LITÈ, la petite rubrique que je tiens sur la page de Yiddish pour tous, tout comme ce blog sont - dans le fond, sof kol sof, en fin de compte, tout bien réfléchi des interrogations sur les supposées identités, et tentent de répondre à la question « Vu iz aheym », « Where is home », « D’où est-ce que je viens ? », ou encore « Dans quel état j’erre ? », « Où cours-je ? ». Notez au passage combien il est compliqué de traduire cette expression si naturelle en yiddish ou en anglais, vers le français qui ne s’en laisse pas compter sur les origines. L’un d’entre vous trouvera sans aucun doute la solution élégante. Cosmopolite consubstantielle, je me laisse toutefois émouvoir par un peu de terre à mes souliers ou le son du clocher qui fait couler l’encre de Péguy – ou le sang des patriotes*). À critiquer les chimères, que reste-t-il de notre même si ce n’est l’autre du même ? Il n’y a après tout que le visage dans son irréductible singularité et son immuable vulnérabilité.
Abusant de cette critique, voici de quoi s'égarer en quête de l’introuvable Ashkenaz aussi légendaire que l'exotique Sefarad, et aussi mythique que tous les territoires imaginés de nos cultures autant polysémiques que ... polysémites.
Séfarade et Ashkénaze ça n'existe pas. Des constructions d’identités qui ont fluctué avec le temps et les lieux, et le fruit – pour la première – de l'histoire coloniale et post-coloniale. Une tribu de la grande civilation juive qui pendant un temps est en sandwich entre l'Orient de la conquête arabe et l'Occident de l'inquisition espagnole. Définir ses ancêtres - notamment ses parents bien-aimés - par les qualités de courage, droiture, de fidélité, par leur absence de matérialisme, leur amour de vie, leur pugnacité, est une passion partagée par toutes les tribus du peuple juif, sinon par toutes les tribus de la terre. Si l’on désire s'enfermer dans des identités de plus en plus étroites, il faut alors chanter les vertus de son shtetl, de sa ville, de son bled, de son hameau, de son clocher, de son rocher. Les Juifs d'Étiopie et d'Iran demandent justice, ni ashkénazes, ni sépharades, alors quoi ?
Dès lors qu'il s'agit d'étudier la culture, le folklore, les usages, la musique, la nourriture, les mentalités, la littérature, l'histoire, les langues d'un groupe, c'est autre chose. Mais là, précisément, on se rend compte que les délimitations communes ne fonctionnent guère. Étudiés de près, la plupart des particularismes se dissolvent, les soi-disants traits de caractère davantage encore. Les folklores se rapprochent et s'inspirent les uns des autres. Pendant des siècles les grands sages du judaïsme d'Orient et d'Occident du sud, et ceux d'Orient du nord (regardez une carte géographique), je nomme ainsi nos rabbins, ont échangé des réflexions, commenté des décisions et péleriné les uns chez les autres dans le plus grand respect. La fracture (c'est juste une égratignure de l'histoire) ashkénaze et séfarade est en réalité le fruit de la décolonisation et de la soudaine poussée démographique (notamment en France) d'une population qui vient renforcer le judaïsme local (je ne dis pas ashkénaze, car il est précisément largement composite – Alsaciens, Portugais, Juifs du Pape, Polonais et autres communistes de tous les pays … ) saigné par la déportation. Cette fracture se renforce en proportion de l'affaiblissement du rapport à la culture. Dans les communautés libérales où l'accent est mis au moins autant sur l'enseignement de l'histoire juive que sur les connaisances religieuses, cette fracture devient d'autant plus négligeable que la plupart des mariages sont mixtes (avec des goyim aussi) et que l'accent est mis sur le savoir. Les enfants issus de ces mariages sont bien contraints de se "trouver" des identités un peu plus riches, mélangées, complexes, réelles ou imaginaires. En l’absence de solide terreau, Israël et la religion fournissent des relais parfaitement convainquants.
Ce qui reste difficilement réductible au folklore et à des coutumes locales (parfois même familiales), c'est la production littéraire, et donc le rapport à la langue dans son usage le plus sophistiqué. Mais même là, les grands écrits font parfois se rejoindre un Albert Cohen supposé oriental et un Bashevis Singer classé dans un Occident tout aussi mythique. Le marranisme des uns et les hérésies des autres produisent des courants d'idée que l'on retrouve de droite et de gauche, si j'ose dire, et surtout de gauche. Les passerrelles sont si nombreuses qu'il est impossible de comprendre le socialisme juif du Bund (ni le communisme, ni Bernie Sanders) sans connaître l'histoire des hérésies juives du sabbatéisme et du frankisme. Pas davantage ne peut-on comprendre le mouvement des communistes juifs d'Égypte ou d'autres pays du Maghreb sans connaître l'action de l'Alliance israélite en Afrique du Nord. J'en passe. Alors entre les Peretz de Lituanie et les Ashkénazi d'Égypte, qui est séfarade et qui est ashkénaze ?
Les Juifs d'Afrique du Nord et d'Asie ont créé de magnifiques cultures tout en constituant des populations extrêmement réduites en nombre. Mais le tempérament induit par la place de culture et de population minoritaires a énormément en commun (beaucoup plus qu'on ne le dit) avec le judaïsme d'Europe qui constitue au tournant du 19e et du 20e siècle ce que Abba Kovner appelait "la plus grande tribu d'Israël" (numériquement, il va sans dire) puisqu'elle forme à ce moment 90% de la population juive.
Enfin, une partie non négligeable des Juifs d'Espagne et du Portugal qui ont fui l'Inquisition sont allés jusque dans les contrées du nord de l'Europe, d'où les Peretz, Kamhi, Kimhi, Sasson et bien d'autres noms qui sentent la fleur d'oranger. D'après certaines sources du musée Bet Hatfutsoth de Tel Aviv, jusqu’à 20% des Juifs de Lituanie pourraient, à l’instar de ceux d’Amsterdam, descendre des Juifs d’Espagne et du Portugal fuyant l’inquisition. Difficile à vérifier, sauf ... par le physique de ma maman. Les Juifs d'Afrique du Nord appartiennent à une population dont l'enracinement remonterait parfois à l'Empire romain – voire même à la domination hellène sur l'Egypte**), et qui a été arabisée en même temps que les autres populations locales. La séfaritude lui est venue beaucoup plus tard à travers une ou plusieurs vagues de migrants, et plus tardivement encore via les marranes d'Italie. C'est passionnant, mais précisément parce qu'il est difficile d'enfermer ces cultures dans une catégorie uniforme. Celle-ci n'existant pas.
Et voilà que les frontières d’Ashkénaze, que l’on savait mouvantes, qui sont essentiellement le résultat de « déplacements de populations », voilà que ces frontières, sans disparaître entièrement de nos cartes géographiques, se décalquent sur celles de la langue yiddish. Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est une langue … C’est sans avoir conscience de tout cela, avant de le formuler clairement, sans être capable d'écrire et penser distinctement ce rapport aux lignes confuses de l’identité que j’avais écrit et réalisé un film sur la vitalité du yiddish dont le titre était … [Nemt] : une langue sans peuple pour un peuple sans langue et qui inscrivait déjà cette géographie dans un imaginaire lié à la langue.
*) Mireille Bélis, Sang d'encre. Lettres de soldats vosgiens pendant la grande guerre 1914-1918, Les cahiers de la liberté de l'est.
**) Joseph Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Égypte de Ramsès II à Hadrien.

mercredi 1 juin 2016

Les fruits rouges des forêts de Lituanie


Texte écrit avant mon premier retour en lituanie (mai 2000) pour les repérages de mon film [nemt] : une langue sans peuple pour un peuple sans langue

            Avant de savoir que la Lituanie avait jadis été un grand royaume, et que les Juifs avaient sur cette terre d’accueil développé l’un des plus beaux fleurons de leur civilisation, il y a d’abord ces deux langues qui me parlent et qui se parlent en moi. Aucune des deux n’est le lituanien. Mes parents entre eux, les sœurs de ma mère, ma grand-mère maternelle utilisent le yiddish. Puis vient le russe, mon frère et Tiotia Riva, une voisine originaire d’Odessa qui a deux garçons et me chérit, s’adressent à moi en russe. Rien ne m’est plus familier et intime qu’une chanson en yiddish ou une skazka, un conte russe. Mais tandis que forêt, isba et Baba Yaga me renvoient à une extériorité, à un milieu, à une nature potentiellement hostile, à un monde de clairières et de lisières animé par un mystérieux machiniste, les mots tendres et douloureux du yiddish surgissent de mes entrailles, ils sont l’expression la plus fidèle de mon âme et aucune autre langue ne traduit aussi exactement mes sentiments profonds. Sa couleur et son ton épousent mes émotions et mes élans. Et cependant je suis en exil de cette langue qui m’exprime mais dans laquelle je ne puis m’exprimer. Comme la Belle au bois dormant, un prince doit venir la réveiller. Si je cherche un mot dans un dictionnaire, quelle que soit la langue, j’ai toujours le sentiment aigu de l’avoir su et oublié, de simplement le retrouver. J’ai cru en partant à la conquête du yiddish qu’elle était une terre promise. J’ai peur de découvrir, en retournant sur la « terre de la grande promesse », qu’elle est un paradis perdu. Il a fallu que j’attende mon permier enfant pour que la nécessité d’exister et d’être moi-même à travers cette langue, sans laquelle je ne me comprends pas, devienne impérieuse. J’avais fait un détour par le marxisme-léninisme, accompagnée par l’image tutélaire de mon père, éclaireur de l’armée rouge dans un bataillon très exposé, chevauchant par les forêts, franchissant les lignes ennemies, se battant avec les armes à la main et la ruse d’Ulysse contre l’ennemi nazi. Quand il avait fallu marcher sur mon cœur et procéder au grand déni, j’avais classiquement amarré révolution et anti-nazisme. Mon absence d’émotion à l’endroit de l’opéra chinois avait pourtant fini par me convaincre que quelque chose clochait.
            J’ai fait à ce moment-là ce qui m’a semblé un temps le choix du cœur contre celui de la raison, le choix du particularisme contre celui de l’humanisme, celui de l’identité contre celui de l’universel, mais aussi celui de la sincérité contre la langue de bois.

            Dans une inoubliable introduction à une anthologie de chansons populaires yiddish, Abba Kovner, poète et dirigeant des partisans de Vilno, écrivait de la grande majorité de la diaspora d’Europe orientale qu’elle avait été durant plusieurs siècles, et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, la plus grande tribu d’Israël depuis la dispersion. La créativité et la vitalité de cette population yiddishophone qui attendait les Messies de la justice sociale, de la fraternité entre les hommes, et de la renaissance nationale, étaient telles qu’elle s’est engoufrée, en l’espace d’une soixantaine d’années, dans toutes les formes de la culture moderne. Une fécondation qu’on ne devait pas lui pardonner. Un peuple qui avait aiguisé son sens critique à épiloguer sur le commentaire d’un commentaire d’un texte ancestral, et forgé son ironie à travers les tragédies répétées de ses exils, restait forcément urbain jusque dans les campagnes les plus reculées où on le contraignait à s’établir. Rien d’étonnant dès lors qu’il ait été à l’affût de tout ce qui changeait le visage du monde. Lorsque j’ai posé le pied sur cette Atlantide, j’ai compris que j’étais revenue aux sources de ma sensibilité, que j’avais déchiffré une des clés du code jusqu’àlors hermétique de mon sentiment d’altérité.

            Les images qui peuplent les quatre premières années de mon existence, celles que j’ai passées à Vilna, possèdent encore la trace de cette force vitale inouïe.
            Il y a d’abord la vie sociale, les jeunes hommes et les jeunes femmes qui se retrouvent le soir dans les maisons autour des tables, parce qu’ils sont vivants. Les hommes ont gardé des habitudes de buveurs invétérés. Ils ont dormi dans le froid pendant quatre ans. Les femmes veillent à ce que le flacon de vodka et les cornichons soient toujours là, mais elles rationnent l’elixir de vie et de mort. Comme dans les Zelméniens de Moyshé Kulbak, roman qui relate la vie d’une famille juive après la révolution d’Octobre, les femmes font circoncire leurs fils à l’insu de leurs maris communistes. Les grossesses ne durent que sept mois. On se marie dans la synagogue de Vilna, sous la hupa ; le rabbin, il en reste un et c’est un miracle, rédige le contrat de mariage en bonne et due forme. On donne Shakespeare – Othello, Romeo et Juliette – et Pouchkine au théâtre, et des films indiens d’une sensualité envoûtante au cinéma. L’opéra ne désemplit pas. Un cousin de mon père joue de la contrebasse dans un orchestre. On danse aussi, toutes les semaines, on va danser, parce qu’on est jeune et vivant, trop jeune et trop vivant pour porter tous ces deuils. La plupart des Juifs de Vilna étaient après guerre des originaires d’autres villes et villages de Lituanie, où il n’était pas question de retourner. Il n’y avait nulle part où retourner. Les cirques – ha, le cirque russe, c’est quelque chose – donnent des représentations. Justement, mon premier souvenir est celui d’un lion qui bondit au travers d’un cerceau de feu, mais je dors dans le grand lit de mes parents et le cercle de feu est là, au-dessus de moi. Je me réveille en pleurant, on vient me chercher et on me console, poupée debout sur la table ronde de la salle à manger, embarrassée de verres et d’assiettes à moitié plein. Des rires.
            La vie continue, ou elle recommence. Un long ruban turquoise, cordon ombilical qui nous relie à la mer de toutes les origines, défile interminablement et coupe en deux la voûte des frondaisons. C’est ce velours que je vois se dérouler tandis que la Moskvitch – il s’agit d’une voiture – nous conduit à Palanga, station balnéaire où nous passons l’été. Je suis sans doute à l’avant sur les genoux de ma mère. L’épaisse forêt de résineux forme un écrin où la Baltique, lagunaire, lèche le satin nacré du sable. Je n’ai retrouvé qu’à Venise cette sensation de liquide amniotique. Je fais le tour du monde en quatre-vingts jours dans une grande bassine. On me traite toujours comme une poupée, tandis que les plus grands se roulent dans le sables et dévalent les dunes. Des témoignages concordants mentionnent l’existence d’une plage nudiste à Palanga, dès avant la guerre. On y aura mis bon ordre à un certain moment. Les maillots de bain de ma mère, sur les photographies d'après-guerre, comportent deux pièces. Les hommes sont encore maigres, mais assez sportifs.
            Et puis il y a cette grande fosse devant la maison, on installe des canalisations, et je m’accroche à la palissade pour ne pas glisser sur la neige et dégringoler dans la tranchée qui longe la barrière et me paraît abyssale. J’ai trois ans peut-être. L’ouvrier creuse au fond, il me crie que je vais tomber ; alors j’hurlerai, lui dis-je, et ma mère viendra. Je te mettrai une éponge dans la bouche, me répond-il en russe. Pas d’autre adulte à l’horizon.
            Mais je ne connais pas encore vraiment la nature de la catastrophe dont nous sommes les rescapés. Je sais seulement que la forêt peut être maléfique. Ses fruits rouges hantent la chronique familiale sous différentes formes. Mon grand-père maternel ne les consommait pas de crainte, dit-on, d’avaler un vers et d'absorber ainsi une nourriture interdite. Il aurait été observant et sa vue était très basse à la fin de sa vie. Cette version ne m’a jamais complètement convaincue. Originaire de Pinsk, en Biélorussie, il était cheminot quand il a épousé ma grand-mère. Les photos montrent un jeune homme moderne au visage dénué de touye sévérité, à peine sorti de l’adolescence. Il a beaucoup encouragé ma mère, l’aînée, à étudier. Ma tante Louba a émis l’idée qu’il avait pu être trotskiste, mais les dates ne concordent pas. Et dans les années 20, la piété de ma grand-mère et la naissance de plusieurs filles avaient sans doute poussé mon grand-père à revenir à davantage de relogiosité si toutefois il s’était éloigné. Je suis persuadée qu’il avait fui la guerre civile qui avait fait rage en Biélorussie. La forêt règne également en maître du côté de mon père. Une forêt nourricière d’abord, celle où le père de sa mère exploitait une parcelle. Quand mon grand-père paternel épouse ma grand-mère, il commence par y travailler avec son beau-père. Mon père passe les quatre premières années de sa vie dans un hameau forestier, un shtetl typique, Gordz. Les arbres prennent le chemin de la ville en hiver quand les traîneaux peuvent glisser sur la route enneigée. Au printemps et en automne, ils s’embourbent. Cette existence sylvestre s’achève dans un autre hameau, Andreyave, avec le brasier d’une maison de rondins qui flambe dans la nuit. Es brent, yidn, es brent. Cet incendie, dont mon père écrit qu’il est toujours devant ses yeux, a embrasé mon imaginaire et brûle encore entre le feu domestiqué et infiniment protecteur de l’âtre – oyfn pripitshik brent a fayerl – et celui de l’Enfer.
            Forêts et lacs, vergers et jardins sont omniprésents dans les récits de jeunesse de mes parents. Quand les parents de mon père quittent Gordz pour s’installer à Telz – Telsiai – le lac devient l’un des personnages principaux de l’épopée familiale. Il faut que je vois ce lac dont mon père s’obstine à prétendre, malgré mes objections linguistiques et géographiques, qu’il entourait la bourgade de Telz. Les guides touristiques lituaniens font une part modeste à cette ville. La renommée internationale de la yeshiva de Telz ne semble pas avoir impressionné leurs rédacteurs. Le lac est le théâtre des exploits de jeunes gaillards qui le traversent à la nage, motivés autant par le sport que par le désir d’observer un peu ce qui se passe du côté de la plage des femmes. D’autant que la tenue de bain n’a pas encore fait ici son entrée fracassante dans la mode vestimentaire. Mon père, qui a volé beaucoup de pommes dans les vergers locaux, celui du pope ayant de loin sa préférence pour la qualité de ses fruits et la difficulté de l’opération, devient avec l’âge un amateur averti de la forêt. À l’occasion, il empreinte une bicyclette et y conduit une de ses camarades, perchée à l’avant, goûter les charmes de la nature. À la belle saison, jeunes et vieux pratiquent la cueillette de fraises des bois. Tam Gan-Eden – elles ont un goût de paradis.
          La mère de ma mère, elle, avait la main verte et faisait pousser toutes sortes de choses. La poche de son tablier était toujours pleine de sucreries. Et tout ce que j’ai jamais entendu sur elle n’évoque que bonté et amour. Elle adorait mon père qui a reporté sur elle tout son amour filial. Je tiens d’elle sans doute ma passion du jardinage urbain.



Si le hareng est, comme le dit mon père, le roi de la Baltique, la carpe est la reine du lac. Et sur la table du shabbath, le roi et la reine célébraient leur mariage mystique. Je sais parfaitement qu’en retournant en Lituanie, je ne retrouverai rien de cette existence, mais le lac n’est pas désséché, à l’instar de la mer d’Aral. Il doit bien toujours enserrer Telz où mes parents ont connu leurs zisse kinder yorn – leurs tendres années de jeunesse. Enfin tout est relatif, puisque mon père, le second de quatre enfants (et le seul qui a survécu), a travaillé dès dix ans pour nourrir sa famille, quand son père a quitté la Lituanie. J’interrogerai donc le lac et il me répondra.


Rose, Rosa, Rože, Rosum, Reyzl, Reyzele, Reyzl-Hindl, Shoshana


 
Un nom en traduction. Des dates mobiles d'anniversaires de naissance et de mort. Il y a maintenant bientôt trois ans. Des souvenirs impartageables, parfois indicibles. Que reste-t-il quand tout ce qui est parti est mouvant ?

Une présence vigilante à mes côtés. Comment aurais-je pu imaginer de son vivant qu'elle partirait puis serait à jamais aussi présente. Omniprésente. Plus moyen de se rebeller.

Reyzl, dans sa version complète Reyzl-Hindl, insistait parfois sur le fait que son nom était la traduction yiddish du prénom hébreu Shoshana (Rose). Davantage pour signifier combien elle était fière de connaître l'hébreu que pour livrer le secret de sa nomination. N'avons-nous pas tous un nom en traduction?

À commencer avec mon étrange Isabelle sorti de "Barukh", puis Bella, sans doute Beyle.

L'accès à l'école avait été pour elle un rêve et un idéal d'accession à cette culture, à ce savoir qui constituait la valeur suprême à la fois du judaïsme (lituanien entre autres) et de la modernité de l'époque de sa jeunesse.

Elle désirait tant, me disait-elle, étudier avec le directeur de son école primaire, également directeur du lycée de jeune fille, le Dr. Rafael Holtsberg-Etsyon qui quitte la Lituanie pour Erets-Israel, alors appelée Palestine, en 1933, l'année même où, à l'âge de douze ans, Rose finit par entrer au Gymnasium Yavne de Telz.

Pour nous, pour moi, elle était la référence ultime de toute interrogation sur la religion, sur la loi. Avec le recul et une meilleure vision de ce qu'à été son éducation, du sérieux et de la rigueur de l'enseignement dans son lycée, je me rends compte "à tel point" elle avait conscience de la solidité de ses connaissances et était fort agacée de recevoir des leçons. Elle reconnaissait immédiatement le savoir là où elle le rencontrait, religieux ou pas, et le respectait.
Le nom de Rose figure sur un document qui m'a été remis au Musée Alka à Telsiai, paraphé (sans doute) de sa main et orthographié R. Partnoaite. Il apparaît à nouveau sur des documents (carnets de la classe 1935/1936; klases N 2) du Gymnasium Yavne à Telz (Telsiai, Lituanie) sous sa version lituanienne Portnojūte Rože.

Comment ne pas s'imaginer que le caractère et les aspirations d'une personne ne subissent pas quelques variations au fil de la vie et au fil des noms qu'elle se donne ou qui lui sont donnés. 
Pour Moishe, elle était parfois Rose, parfois Rosa, mais le plus souvent Reyzele, le chêne autour duquel il était noué et vice et versa. Pour notre famille, elle a été et restera la source de notre rapport indestructible et tourmenté à nos traditions, à un judaïsme à la fois sobre, voire dépouillé, et sophistiqué, spontané et réflexif. Et pour moi, elle est depuis bien des années, confusément d'abord, puis au fil de l'exploration, dans une compréhension grandissante, l'inspiration de mes projets et recherches

L'être le plus proche de vous, celui qui vous a donné la vie, reste toujours une énigme, une flamme mystérieuse. En allumant les bougies, le shabbath, à pas d'heure - mais je déteste être loin de chez moi sans pouvoir les allumer - c'est son visage que je vois, sa gravité. Je me trouve instantanément au sein du hallo qu'elle a créé dans le cosmos, et qui accueille ma propre flammèche vacillante. L'étincelle ne s'éteint pas et son éclat reste vivant.