lundi 9 septembre 2019

TRADUIRE LE TÉMOIGNAGE


Traduire le témoignage : toujours la première foisToujours l’unique fois



En traduisant Mendel's Daughter, La fille de Mendel, pour les Éditions Ça et Là, j’ai éprouvé au moins deux fascinations, l’une qui me portait à scruter l’espace, l’autre qui me plongeait au coeur de l’énigme d’une jeune fille. La première me conduisait à l’examen minutieux des cartes et des atlas historiques pour tâcher de situer le shtetl, la bourgade minuscule où a grandi Gusta en Galicie polonaise ; la seconde m’entraînait dans une réflexion sur la singularité de sa narration. Ce n’était pas – loin de là – le premier témoignage de survivant auquel je travaillais, ni la première autobiographie. Je me rendais compte cependant, tout en reconnaissant des traits tout à fait familiers qui appartiennent à ce genre littéraire du témoignage, que le livre s’en éloignait aussi par une forme de nouveauté.

J’ai tenté, en préambule au glossaire yiddish, de cerner le jardin, le petit coin de Gusta dans l’ensemble géographique, historique et linguistique du vaste monde ashkénaze où évolue sa famille. J’en ai tiré l’idée de la possible existence d’un groupolecte au sein de cette paysannerie juive de petits propriétaires terriens. Le lilas et l’églantier, la khallah du shabbath formant le premier cercle magique de l’existence de Gusta.
Je m’attacherai ce soir aux particularités du récit qui m’ont étonnée par leur apparente naïveté, leur franchise, leur caractère personnel, voire intime. Mais pour tracer une ligne de partage, encore faut-il avoir les moyens de distinguer ce qui s’identifie à un genre narratif collectif et ce qui s’en détache par une forme unique de confidence, et relève en dernière instance d’un récit qui ne saurait être que transmis, reçu et interprété par l’auditeur unique à qui il est adressé.

1) On peut parler chez Gusta d’une mémoire difficile à dérouler ou à débobiner comme on le fait des fils d’un écheveau.
Martin nous le dit dans une note liminaire en forme de remerciement, le récit de Gusta est le produit d’un choc, celui d’un poulet congelé qui tombe et lui brise un pied, et celui de son insistance, à lui Martin, à tempérer l’énergie d’une mère, autrement sur-active, à l’immobiliser, en lui faisant raconter enfin ce récit, longtemps tu, et qui ne se dévoilait à lui que par bribes. L’histoire de Gusta, telle que Martin nous la livre, est donc un de ces récits que l’on pourrait appeler de la seconde génération, parce qu’il est suscité par la seconde génération et qu’il s’adresse directement à elle. On oublie souvent aujourd’hui combien le savoir protéiforme, la vision riche des témoins, et par conséquent la conscience d’une multiplicité quasiment infinie des expériences ont mis longtemps à émerger du silence, volontaire ou involontaire, des survivants. Dans de nombreuses familles de survivants, la réalité des faits, c’est-à-dire leur continuité rationnelle dans un récit construit par opposition à ce que je me permettrais d’appeler ici la vérité des faits – le sentiment purement subjectif de la catastrophe – la réalité des faits s’exprimait par bribes, par fragments, par des formulations troublantes qui jetaient un voile sombre et inquiétant sur notre enfance. C’est en général à l’ombre de ce non-récit qu’ont grandi la plupart des enfants de survivants.
Ce que vient soudain éclairer la narration de Gusta, telle que Martin nous la transmet, j’y insiste, ce sont les motifs intimes de la difficulté de dire. Là où la catastrophe s’abat sur des existences au départ ordinaires, brisant leur cours normal, apparaissent non seulement les fractures des grands chocs sismiques de l’histoire, mais aussi les cicatrices des blessures intimes de toute aventure humaine. 
Répondant à l’exigence de ce récit suscité par un auditeur, la narration ne saurait esquiver ces aspérités qui apparaissent soudain dans une corrélation parfois terrible avec la catastrophe elle-même. Le mariage forcé de la mère encore adolescente, les tentatives d’émigration du père, l’amour des parents en dépit de ce mariage imposé, la rigueur du père, la vaillance de la mère et son attachement finalement fatal à la tradition, autant de matériaux du roman familial qui se figent soudain sous le halo du trou noir de la destruction. Le dessin de Martin confère à ces épisodes du roman familial une empreinte toute en pondération, qui dévoile la colère rentrée de Gusta mais respecte le suspens de l’impossible résolution du deuil. En jouant des documents photographiques, en présentant les épisodes douloureux par des tableaux dédramatisés, en usant d’une apparente simplicité de la représentation, Martin illustre ce délicat héritage de Gusta. Les parents sont sévères mais pas autant que la bobè Bashè. Mendel exerce sa rigueur … mais d’abord sur le chien de la famille. La mère, Malke, règne sur les fourneaux comme elle veille à la vertu de sa fille en lui interdisant la pratique, on le sait dangereuse, de la bicyclette – an oys/ ussgelassene shikse, lui dit-elle, fait du vélo. Malke au grand dam de Gusta, a besoin d’aide à la maison et ne se soucie pas de savoir si Gusta a appris ses leçons ; et Mendel pense que les filles n’ont pas besoin d’instruction. On devine, en arrière-plan, la pesanteur d’une contrainte religieuse, peut-être déjà incomprise, et qui est en train de perdre sa légitimité. Au fil du récit, les motifs de la sévérité et de l’attachement au monde ancien s’entremêlent à l’impossibilité pour les parents d’échapper aux assassins – en Amérique, où Mendel veut émigrer, même les pierres sont treyf, dit Malka, c’est-à-dire non cacher, c’est-à-dire impures, comme risquent de le devenir les quatre filles de la famille. Il s’agit sous couvert de naïveté d’un complexe entrelacs de sentiments et d’idées, de culpabilité, de réflexion rétrospective et de notations ethnographiques que Martin a laissé affleurer. Ce que dessine Martin c’est l’individuation d’un groupe, d’une famille, d’une femme au milieu d’un continent prêt à sombrer, dans l’histoire collective d’une Atlantide submergée par l’irruption d’une violence inouïe. 


2) C’est la nécessité de ne pas laisser mourir cet héritage vivant qui relie le témoignage de Gusta aux autres témoignages de survivants. Impossible de ne pas évoquer ici ce que je nommerai une mémoire cachée en évidence, au sens de la Lettre volée d’Edgar Allan Poe. 
Je désigne ainsi l’immense corpus des Yizker bikherentre 500 et 700 ouvrages selon ce qu’on y fait entrer, livres du souvenir, livres de la mémoire, qui prolongent une longue tradition mémorialiste des communautés juives, celle du pinkas où étaient consignés tous les faits marquant de l’histoire d’un shtetl : épidémies, pogromes, querelles tranchées par le tribunal rabbinique, etc. Pendant la guerre, dans les ghettos et les camps, des historiens, des archivistes, des éducateurs, des responsables religieux ou politiques, des anonymes de tous les milieux, avaient compris l’urgence d’accumuler, sur des bouts de papiers, dans des caches secrètes, sous des protections telles que des boîtes de conserve, ou d’autres récipients plus fragiles, tout ce qui pouvait être rassemblé et qui était relatif à la vie et à la mort du peuple juif. La plus grande partie de cet effort historiographique a sombré dans le désastre, mais une petite portion a survécu et parfois miraculeusement resurgi du néant (comme les archives rassemblées par l’historien Emmanuel Ringelblum, dans le ghetto de Varsovie). 
Au lendemain de la guerre, ce travail gigantesque a été poursuivi par les survivants, et a constitué pendant la quarantaine d’années qui a suivi l’essentiel d’un corpus qui n’a pas cessé de s’enrichir. Je ne m’étendrai pas ici sur toutes les caractéristiques des témoignages, des récits et des documents qui composent ces yizker-bikher. Des textes assez rares d’historiens professionnels y côtoient des milliers de récits de Juifs ordinaires, peu enclins au raffinement littéraire, allant à ce qu’ils considèrent comme l’essentiel des faits à transmettre à la postérité, pour que l’on sache, et pour que les enfants des enfants n’oublient pas. Il se trouve que ces ouvrages, souvent rédigés en yiddish et en hébreu, sont restés confinés dans les familles et dans les communautés concernées qui les ont à la fois écrits et financés  Tirés rarement au dessus de quelques centaines d’exemplaires, ils furent fort peu lus par les générations suivantes. Le peuple assassiné a créé et construit une forme littéraire du monument funéraire, finalement peu visité et confidentiel. Il s’agit pourtant d’un lien narratif qui unit les morts avec les vivants et qui établit la communauté des générations, ainsi que l’ont souligné les chercheurs qui ont publié, la même année, en 1983, des livres qui font connaître ce précieux héritage. Aux États-Unis, les anthropologues Jonathan Boyarin et Jack Kugelmass ont dû unir leurs forces à celles de l’archiviste et bibliothécaire Zackary Baker pour offrir leur anthologie From a Ruined Garden ; en France c’est l’historienne Annette Wieviorka et le savant yiddishiste Yitskhok Niborski qui ont conjugué leurs efforts pour publier Les livres du souvenirs. Mémoriaux juifs de Pologne. Il s’agissait en effet d’un corpus monumental auquel peu de chercheurs avaient à cette époque consacré un travail.
Pourquoi insister ici sur l’existence de ce corpus ? Parce que les récits de la seconde génération n’auraient pas pu exister sans s’étayer sur ce travail monumental. Je n’entrerai pas dans les détails de la démonstration. Qu’il me suffise de dire ici que la profusion des témoignages auxquels nous assistons depuis les années 80 est le fruit d’un effort prolongé et vital d’un groupe humain qui a élaboré une stratégie de la mémoire lui permettant de se réinventer sans se perdre. J’y reviendrai à propos de Gusta. Si la génération des fils et des filles a été à même d’interroger, certes parfois tard, ses aînés, c’est que la génération des survivants s’est attelée à la tâche très tôt, se mêlant aux historiens, se mêlant de faire de l’histoire, se mêlant d’essayer de comprendre l’incompréhensible, forgeant et remettant en question les problématiques mises en oeuvres, surveillant la rigueur des approches scientifiques, contribuant aux polémiques nourries par des questions théoriques. Les Juifs de l’après-guerre ont formé une armée de lecteurs, d’essayistes, de penseurs et d’historiens non professionnels, d’abord discrète, mais qui a peut-être fini par déranger et qui a encouragé la deuxième vague, la vague critique des fils et filles, quittant l’aiguille pour la plume, et attaquant le diamant dur de cette histoire qui ne passe pas à coup de sciences humaines, de psychanalyse et de création artistique. 
Je retrouve, dans l’approche de Martin Lemelman, la rigueur qui nous est inspirée par la vigilance historiographique de cette tradition mémorialiste où témoins et historiens ont bâti une culture commune. Se retrouvent ainsi dans le récit, contournant sa linéarité, les témoignages concordants, complémentaires, venant étayer et contrôler la mémoire forcément fragmentaire de Gusta. Sans rompre la continuité narrative, Martin introduit les récits des deux frères et de la soeur de Gusta qui ont survécu et qui ont été des témoins directs là où Gusta ne tient l’information que de seconde main. On a bien là une forme de transmission obéissant aux règles forgées par la discipline historique. 

3) Enfin, je dirais qu’à l’Ère du Témoin, selon l'expression d’Annette Wieviorka, suit peut-être celle du Passage de Témoin. Comme elle me l’a fait elle-même remarquer au cours d’une conversation récente, demain, après-demain, nos enfants, nos petits-enfants n’auront jamais entendu un survivant raconter les jours de sa mort – n’auront même jamais entendu un juif s’exprimer avec un accent yiddish, la langue du continent ashkénaze effacé de la carte. La recherche dans les archives, la collecte des derniers témoignages, leur confrontation et leur mise en perspective sont plus que jamais nécessaires. Mais l’ère du Passage de Témoin est aussi celle de la représentation, j’avais presque envie de l’appeler l’ère de la Souris, tant Mauss d’Art Spiegelman a marqué un tournant. Cette rigueur du travail historique des deux générations précédentes représente pour les enfants des survivants comme la Loi. Voici ce que dit la loi :
Nous pouvons dessiner des souris, mais nous savons aussi que ces souris ne sauraient illustrer le récit d’un bourreau.
Nous avons le droit de fictionner des récits, mais pas celui de nous rouler par terre de plaisir en recevant un Oscar, ou de jouir d’un prix littéraire en prolongeant infiniment le frisson de l’assassin. 
En entrant dans l’ère de la représentation, nous devenons responsables du récit en tant que réalité et en tant que vérité – la vérité des victimes. Pourquoi soudain quitter le terrain solide de la preuve, de la vérification des faits, de la démonstration rationnelle ? Pour les mêmes raisons que ceux qui ont élaboré l’histoire ont également écrit de la poésie et des romans, peint des tableaux et fait des films. Pour dire l’indicible, pour dire l’unicité, pour ne laisser sombrer aucun détail, aucun visage, aucune individualité pulvérisés par cette apocalypse, la connaissance de la réalité nous est aussi nécessaire que l’expression de la vérité. 
Deux ans seulement après avoir publié L’Univers concentrationnaire en 1945, David Rousset, avait écrit un livre monumental, un roman de mille pages, Les Jours de notre mort. Et Pierre Vidal-Naquet, l’auteur des Assassins de la mémoire, dont l’autobiographie La brisure et l’attente reste si discrète sur son propre roman familial, tenait le film Shoah pour une oeuvre d’art majeure et lisait chaque témoignage comme l’expression de cette individualité que les assassins ont tenté d’arracher aux victimes. Il le répétait inlassablement au fil de ses nombreuses préfaces.
Retrouvons donc Gusta à l’instant où elle se sépare de ses parents et va rejoindre ses frères dans la forêt où ils survivront trois ans, en creusant des trous qu’ils dissimuleront, dans un dénuement que nous peinons à imaginer, en proie à la maladie et au froid, à la merci des paysans Ukrainiens qui tuent les Juifs, et totalement coupés du monde, à la notable exception du Subotnik, l’adventiste du septième jour, qui leur apporte de la nourriture. 
Au moment de partir, Gusta ne veut pas savoir qu’elle se sépare à jamais de ses parents bien-aimés. Une fille ne prend pas la route comme cela seule. Non, elle emmène du fil, de quoi repriser les pantalons de ses frères qui travaillent dans la forêt. Leurs pantalons sont en lambeaux. Absence de Malka à ce moment-là. Son père pleure, on a tué des filles ici, et là. Pp. 109-110 Gusta s’arrache, elle fait la route avec un garçon. Impensable liberté qui la conduit, elle ne le sait pas encore, à la vie.  Arrivée dans la ferme des Subotnik, la femme l’aide à se peigner, sa tête est pleine de poux, ses jambes sont gonflées et endolories, p. 114 : elles est rongée par le remord : comment a-t-elle pu partir sans ses parents ? Plus tard, son père envoie chercher sa soeur Yetale, celle qui est protégée par un ange, en attendant c’est encore un autre jeune garçon, chrétien sans aucun doute, qui conduit Yetale hors du camp, dans la forêt. Derrière elle, un camp en flamme, devant elle la vie. Gusta est maintenant accroupie dans les bois, elle est seule, elle entend les tueries qui résonnent des kilomètres à la ronde. À son doigt, une blessure, ZENITCHIKA, un mal blanc peut-être, c’est avec ce doigt enflé qu’elle se bouche les oreilles “et comme ça je n’entends pas toute la souffrance et les plaintes.”  
Le dessin toujours à bas bruit, toujours en deçà de la douleur, presque technique, un dessin d’illustration russe, d’apparence sage, comme dans mes livres d’enfants. Une ligne de contour nette où la douleur se dit par un visage penché, des yeux fermés, une main sur la face, un profil qui fuit, un front tourné. Les mains comme des ailes d’oiseaux abattus, comme Khantse, la fille de sa tante, dans les bras de sa mère.
Le dessin est soigné, ombres et entrelacs de branches obscurcissent l’horizon, mais l’image ne se trouble jamais, à peine lorsque Gusta rêve de son père. Martin conserve apparentes les incertitudes du récits, et laisse parler les éléments inexplicables et étranges qui le rendent si singulier. Ce faisant, il s’ouvre à l’énigme de cette personnalité de jeune fille qui doit aller contre le courant de la tradition pour survivre dans les conditions absolument inouïes créées par la première occupation soviétique, puis par le déferlement des nazis et le massacre de sa communauté avec l’appui ardent et impensable des voisins ukrainiens. Sa communauté réduite dans la forêt à sa plus simple expression, deux frères et deux sœurs dénués de tout. Une destruction du monde, la naissance d’un autre monde.

J’aimerais conclure en citant ce qu’écrivait Rachel Ertel, rapprochant la figure du témoin, celle du passeur et celle du poète, dans son livre superbe sur la poésie yiddish de l’anéantissement, Dans la langue de personne :
“Le sentiment d’“irréalité” qui entoure l’anéantissement, même pour les rescapés, l’impossibilité de concevoir rationnellement comment la chose a pu advenir a expulsé la raison de l’histoire. Celle-ci ne peut donc ni concevoir, ni expliquer, ni faire comprendre l’annihilation. Devant la folie de l’histoire, devant l’anéantissement, devant l’opacité de cet événement, la raison se trouve désarmée, impuissante. La poésie devient peut-être l’unique mode sur lequel puisse se dire l’inconnaissable.”
C’est à cette dimension poétique que Martin fait accéder le récit de Gusta, et c’est en lui faisant accéder à une forme poétique qu’il fait accomplir à son récit sa fonction de témoignage, de transmission et de création.