jeudi 23 mai 2019

VISA POUR LA VIE

Vinkl Litè

Visa pour la vie

Hier 22 mai 2019, le Museum of Jewish Heritage recevait le fils du diplomate japonais Chiune Sugihara au cours d’une rencontre intitulée “An Evening With Nobuki Sugihara”.
Dans l’obscurité qui enveloppait lentement la baie et Battery Park, j’entrais dans le musée en jetant un coup d’oeil médusé au wagon fraîchement repeint qui accueille les visiteurs de l’exposition "Auschwitz. Not long ago, not far away”, qui avait commencé à défrayer la chronique avant même que d’ouvrir en raison des panneaux publicitaires portant ces mots installés sur des autobus new yorkais, passant sous le nez des potentiels voyageurs avec ce signe attrayant. J’ignore si les familles des survivants ont protesté ou si la décence a naturellement prévalu dans l’esprit des communicateurs, mais je n’ai plus revu ces affiches.
Chiune Sugihara (1900-1986) était consul du Japon à Kaunas en Lituanie à l’époque de l’occupation soviétique en 1940. À la veille de l’invasion nazie, pendant l’été 1940, il a émis – contre les ordres de son gouvernement – plus de 6 000 visas pour le Japon aux réfugiés désespérés (juifs et non juifs) se pressant à la porte de son consulat. Un musée ou plutôt une maison lui est consacrée à Kaunas qui était capitale de la Lituanie entre les deux guerres, tandis que Vilna faisait partie de la Pologne.
Lorsque je retournais en Lituanie (où je suis née) pour la deuxième fois, en 2000, Chiune Sugihara n’était plus de ce monde, mais Kaunas était naturellement placée entre Vilna où je travaillais sur mon film, et Telz (Telsiai) où mes pas devaient forcément me conduire sur les traces de l’histoire familiale. Nous étions guidés dans notre parcours par Simonas (Simas) Dovidavicius qui avait été le président de la communauté juive de Kaunas, avant de travailler pour la Sugihara House dont il est devenu le directeur. Sima, qui m’a guidée au cours d’autres voyages et d’autres projets, était le meilleur guide de la Lituanie, connaissant le moindre shtetl, ce qui signifie, sur ce territoire ensanglanté, qu’il savait retrouver les lieux d’extermination de chaque bourgade (en plein bois ou au milieu des broussailles, rarement indiqués à l’époque, sauf par une butte ou une aspérité du terrain), connaissait par coeur les chiffres de la population juive annihilée en chacun de ces lieux de massacre (on en dénombre aujourd'hui grâce, notamment, au travail de Saulius Beržinis et son film Yerushalayim De Lite 250), les dates, les dispositifs meurtriers, et avait des relations personnelles avec chaque survivant habitant encore sur place. Je regrette de n’avoir pas inclus dans le film notre visite dans la misérable masure d’une vieille dame juive de Luokė, si ma mémoire ne me trahit pas. J’avais en tête que le yiddish ne devait pas être mécaniquement connecté avec la destruction de ses locuteurs et j’étais loin d'imaginer que l’histoire des filles juives et de leur éducation allait devenir mon obsession dans les années ultérieures.
J’avais fais un premier repérage à Vilna et à Telz au cours d’un bref séjour au printemps 1999, qui m’avait permis de rencontrer la famille Jacovski, Leja z’l' la grand-mère, qui travaillait encore à la communauté où elle m’accueillit comme une enfant de la famille, et Alexandra, sa fille qui fut ma première compagne de voyage à Telz. C’est durant ce tout premier voyage en autobus que je filmais la scène qui ouvre [nemt], une langue sans peuple pour un peuple sans langue. Un vieillard qui dort, la tête renversée en arrière, dont on ne sait pas s’il est mort ou vif et, en arrière-plan, les cheminées de la centrale nucléaire d’Ignaligna, jumelle de Tchernobyl, dont le démantèlement était prévu par l’Union européenne. Cette centrale nous avait inspiré, à Michel Grosman et à moi, en 2002, après plusieurs séjours, le texte intitulé “Les jeunes filles et la centrale nucléaire”, un réquisitoire contre les brouillages de la mémoire et les mensonges des responsables politiques (et autres) lituaniens concernant le rôle de la population lituanienne dans les crimes commis contre les Juifs sous la botte des nazis.
Hier soir, Nobuki Sugihara – qui a fait ses études en Israël, grâce à un diplomate israélien au Japon, issu d’une famille sauvée par un visa émis par son père – était en conversation avec Ann Curry, une remarquable journaliste et reporter qui a reçu de nombreuses distinctions, notamment celle du Centre Simon Wiesenthal pour ses témoignages sur les génocides. L’un et l’autre ont très clairement mentionné la participation d’une partie de la population lituanienne dans l’exécution des Juifs lors de leur extermination en moins de six mois pour la majorité d’entre eux, rappelant que 95% de la population juive restée en Lituanie a été effacée de la surface de la terre.
Chiune Sugihara à son retour dans son pays dut remettre sa démission aux autorités japonaises. Après avoir perdu son poste diplomatique, il a survécu en se livrant à des travaux divers, notamment le chargement et le déchargement des bateaux dans le port d’une ville dont je ne me souviens plus du nom. L’émotion était à son comble dans la salle quand son fils évoqua cet épisode. Dans les questions de la salle, la plupart des intervenants témoignaient au nom d’une famille, ou d’un père ou une mère, sauvée par un visa. Certains avaient fait enfant le voyage de Kaunas à Vilna, puis de Vilna à Moscou, et enfin de Moscou à Vladivostok par le Transsibérien, avant d’embarquer pour le Japon. Tous regrettaient de n’avoir pu exprimer leur gratitude directement au diplomate. Chiune Sugihara n’a jamais considéré avoir accompli un acte héroïque. Ce n’est pas avant 1985 (un an avant sa mort) qu’il a appris et compris combien de vies il avait sauvées en rusant avec les autorités japonaises, ni à l’origine de combien de vies avaient été ses précieux visas. Les étudiants de la yeshiva de Mir, notamment, ont bénéficié de ces passeports pour la vie. Le descendant de l'un d’entre eux, témoignant de la salle, célébrait les 400 personnes nées dans sa seule famille grâce à ce tampon.
Les premiers visas avaient été rédigés à la main. Un témoin, âgé de quatre ans quand son père avait reçu ce sésame, prononça son nom avant d'intervenir. “Je sais que votre visa était le numéro 17”, lui dit Nobuki. Leçon de mémoire. Puis, avec l’humour dont il avait fait preuve tout au long de ses réponses à Ann Curry, dont la préoccupation était de lui faire dire ce qui distinguait un héros d’un assassin potentiel, il ajouta : “Ceux-ci valent 20 000 dollars, de nos jours”. Très clairement, le trait qui caractérisait Chiune, d'après son fils, était une obstination têtue. Er iz geven an akshn, dirait-on en yiddish. Il était totalement insensible au qu'en-dira-t-on et à la pression de l'autorité. Leçon de vie.
Je n’ai pas eu le plaisir et le privilège de parler avec Nobuki de la Fam. Sugihara. Des "enfants" des visas de son père se pressaient trop nombreux après que les journalistes japonais l’ont interviewé dans l’entrée du musée, à l’issue de la conférence. Mais j’ai eu le plaisir de croiser dans la file de ces enfants mon amie Sheva Zucker, l’âme et la tête pensante de la League for Yiddish, illustre professeur de yiddish et auteur de manuels remarquables.