mardi 10 avril 2018

LES ALEPH EN MARCHE DE FRANCINE BURGERMAN


Les Aleph en marche de Francine Burgerman





Les aleph de Francine Burgerman forment un petit peuple coloré de figures en mouvement. Certains n’avancent qu’avec hésitation, comme intimidés, d’autres esquissent un pas prudent, tandis que des audacieux se mettent à courir, dansent ou virevoltent. Ils tendent les bras et les resserrent comme s’ils espéraient y bercer leur enfant. Ils balancent leur corps ahin et aher, cahin et caha au rythme d’une salsa ou d’une bossa-nova. Les aleph de Francine semblent se rendre à un bal costumé ou revenir d’une manifestation. C’est jour de fête quand ils mettent en branle leurs rangs bien peu uniformes, leur calicots bariolés. Quelques-uns revêtent l’habit d’or.



      À mi-chemin entre une calligraphie respectueuse et une interprétation malicieuse, entre abstraction figurative et un constructivisme inspirant et expirant sans fin la première lettre hébraïque, l’exploration picturale du aleph nous renvoie d’abord à l’unité primordiale, à l’énergie des origines. Un maître de kabbale nous serait nécessaire pour nous orienter dans la ronde des sens suggérés par sa répétition sans fin mais toujours déclinée, encore conjuguée sans jamais épuiser son unité ni sa différence. Tout l’alphabet n’est-il pas contenu dans le aleph ouvrant de son râle guttural la gamme complète des possibilités consonantiques ? Quant à son ombre muette, consonne transparente, elle pave en yiddish le chemin à chaque autre voyelle. Solidement planté sur ses pieds ou tournant sur lui-même comme une planète, c’est ce Aleph à la fois humain et cosmique que je vois décliné dans les recherches de Francine Burgerman. Sa fausse symétrie n’en finit pas de ménager des effets où numéro d’équilibre acrobatique et dynamique de son mouvement achèvent d’engendrer l’impression d’avoir à faire à un être humain. Les aleph de Francine Burgerman ne se contentent pas de présenter des aspects anthropomorphiques, ils palpitent d’une vie propre. On ne saurait dire qu’il est muet, à la façon du aleph privé de passekh ou de komets qui ouvre l’alphabet yiddish. Son mouvement et sa forme dont on pourrait penser qu’ils sont en eux-mêmes un langage sans parole palpitent et crépitent d’une farandole de couleurs. Et les couleurs, ce n’est un secret pour personne, émettent des ondes, modulent des fréquences et articulent ici une mélopée. Ce serait en l’occurrence injuste d’invoquer que les couleurs chantent, car la musicalité qui s’exprime à travers l’égrainement de la première lettre laisse entendre un concert d’accords et de désaccords. Cordes et voix. Les marcheurs du Carnaval aux pas des sambas. On s’est un peu éloigné de la création du monde avec le premier souffle divin, mais peut-être pas tant que ça.



    Il y a quelque chose de plus à cette méditation sur le aleph qui s’attarde dans le travail de l’artiste, le retient comme une foule fait barrage ou digue. J’émettrai l’hypothèse que cette musique du aleph en mouvement, audible dans chacune de ses réitérations, accueille, accompagne et incarne notre interrogation sur ce qui est l’être primordial, le souffle initial à l’intérieur de nous, ce qui en nous toujours renaît et recommence. Tant qu’il y a de la vie. Le aleph empiète sur le hay. Nous sentons intimement qu’à chaque instant l’apprentissage, l’expérience et le savoir doivent être renouvelés, retissés, reprisés. Du début. A l’instant même où nous croyons être arrivés quelque part qu’il nous faut toujours et encore repartir, reconsidérer – à chaque fois que nous sommes sidérés – rebâtir. Et qu’à chaque instant la vie est une victoire sur la non-vie, le malheur, la mort. Par la force des choses, nous ne faisons jamais que balbutier la première lettre du premier mot de la première phrase de l’existence. Oui, le aleph nous tire vers l’éphémère – l’effet-mère ? Il nous rappelle notre infinitude et l’inaccomplissement de toute entreprise humaine. Il est le verbe dans toute sa potentialité créatrice, toujours approchée, parfois entrevue, jamais épuisée.
Les aleph de Francine expriment cette permanence de la découverte et de l’émerveillement mieux que de longs traités de philosophie.



Dans l’une de ses œuvres à l’huile réalisée longtemps avant d’avoir esquissé son premier aleph, avec des peintures qu'elle avait fabriqué à base de pigments selon les techniques des peintres de la Renaissance, Francine Burgerman avait peint une statuette de Zadkine, un Orphée tenant sa lyre pressée entre ses bras comme s’il étreignait son Eurydice, le corps basculé vers l’arrière, immobilisé dans son avancée à contre-courant du vent infernal ou de son amour fou de douleur. J’ai perdu mon Eurydice s’arrache de la spirale du gris contre la terre-cuite chaude des profondeurs de la terre. La peinture de ce tableau avait été fabriquée à base de pigments par l’artiste elle-même selon les procédés décrits dans les manuels par les peintres de la Renaissance. Aussi longtemps qu’on le regarde, l’asymétrie du tableau n’atténue jamais l’effet de tension produit par ce mystérieux équilibre instable. Impossible de savoir si Orphée avance ou recule. Dans ce mouvement contrarié ou cette mobilité de la pierre folle de douleur, l’Orphée de Zadkine sous le pinceau de Francine Burgerman m’apparaît aujourd’hui comme son premier aleph, un aleph tendu vers sa passion, mort une fois et prêt peut-être à renaître, faisant monter jusqu’au ciel sa complainte changée en chant.