lundi 1 mai 2017

UNE TRADUCTION PARTICULIÈRE

Note de la traductrice
par Isabelle Rozenbaumas




Entre 1994 et 1997 mon père a rédigé ses mémoires en yiddish. L’idée que je les traduirais en français nous semblait naturelle, comme il nous semblait aller de soi que cette tâche m’incombait à moi plutôt qu’à tout autre traducteur. C’est au cours d’une interruption de mon premier élan que mon père, las d’attendre, entama lui-même la traduction de son propre livre. Dans le français qui est le sien et n’appartient à personne d’autre.
Le manuscrit yiddish avait été rédigé au crayon noir, quasiment sans aucune ponctuation, ce qui veut dire dans une langue qui ne comporte pas de majuscule, sans indication de début et de fin de phrases, dans une langue riche et vivante qui s’était raffinée au fur et à mesure de la plongée dans l’écriture. Formellement, le manuscrit français présentait des points communs, toujours sur des feuilles d’écolier perforées format 21/29 à grands carreaux, il était à présent écrit au stylo. Toutefois, là où le yiddish coulait de source tout en empruntant parfois son vocabulaire technique, politique, économique ou philosophique au russe ou aux internationalismes, le français très riche de mon père dans ces domaines où il est un lecteur surinformé et avisé, pêchait à la ligne dans le Bescherelle des conjugaisons surréalistes, inventait des syntaxes improbables qui avançaient comme des jetées dans l’océan infini de la langue, et surtout tirait à hue et à dia sur les expressions idiomatiques et les tournures, tantôt calquant celles du yiddish, tantôt employant celles du français dans un sens déconcertant. Mais plus que tout, mon père a découvert et adoré les mots. Rien ne lui plaisait davantage que de découvrir au tournant du dictionnaire deux synonymes qu’il désirait avec la même convoitise pour la même phrase. Une orgie d’adverbes, des adjectifs apposés, des jeux de mots intraduits autant qu’intraduisibles, des adresses au lecteur incrédule, des métaphores transposées, des phrases qui paraissaient un peu étranges en français et restaient opaques tant qu’on ne les avait pas retraduites mentalement en yiddish. De cette langue que j’appelle “la langue de mon père”, de son style calqué sur le monologue dialogué du yiddish, je me suis efforcé de conserver la vivacité, la couleur, le goût, et parfois davantage. Surtout, j’ai résisté à la tentation de lisser la langue pour parvenir à un style parfaitement naturel. J’ai voulu laisser voir l’empreinte de la pensée en yiddish et laisser entendre l’accent yiddish en français, la langue d’arrivée étant en l’occurrence la langue de notre arrivée en France.
Désormais, il n’était plus question de traduction, mais de réécriture. Et à travers la ré-écriture, l’accusation de trahison planait plus menaçante encore qu’envers le traducteur. Malheureusement ou heureusement, ce texte résistait à ma compréhension davantage que l’original yiddish auquel je ne pouvais plus revenir parce qu’il avait été par endroit développé, à d’autres amendé, ailleurs encore contracté. Face à ce récit, à cette histoire que je pensais connaître par coeur et que mon père avait à présent crypté à mon intention, son concours s’imposait dans la démarche d’interprétation sans laquelle le texte se refusait. Tous les jeudis, pendant un an et demi, papa a monté mes cinq étages, s’est assis auprès de moi avec son manuscrit entre les mains, et a fait l’exégèse de son propre texte. Nous avons beaucoup ri et j’ai un peu pleuré. S’appelant Moishe, me disait-il pour m’amuser, il était bien normal qu’il rédigeât la Bible… afin que je la commente. La religion est au centre de nos disputes où j’endosse, bonne fille, le rôle de la mécréante. Dans un bon dialogue entre Juifs, l’un des deux doit bien le tenir, ce rôle. Dans ce climat de parole et d’écriture, j’ai réalisé le voyage le plus lointain qu’il m’a été donné de faire, le plus étrange, le plus exotique, un voyage au coeur de mon père. Je pressais le pas dans les ruelles de son shtetl Telz, enfant turbulent, jeune prolétaire rebelle en mal d’un père. Je fuyais à ses côtés sur les routes et les fleuves d’Asie. Je chevauchais sur les sentiers enneigés des forêts de Russie. Ulysse lucide et habile, j’ai vu cent fois la mort en face, et retourne dans une Ithaque dévastée, engloutie.
À la même époque, je réalisais un film qui se nourrissait de ce compagnonnage avec mon père, commencé dès les premières bribes de récits entendues et continué dans notre travail de recréation. Un film sur le yiddish. Je nouais mon histoire avec la sienne en retournant en Lituanie. Les récits de mes parents avaient depuis longtemps inscrit en moi la géographie de Telz. Partout, je voyais devant mes yeux le monde vivant des morts au milieu du monde mort des vivants. À Telz, dans la campagne environnante, autour de nos maisons, de nos synagogues, de nos boucheries, sur les lieux des massacres de masse, les Juifs forment un peuple muet qui continue d’habiter les lieux qu’ils ont empli pendant des siècles de leur activité et de leur ferveur, de leurs discussions et de leurs querelles, un peuple d’étudiants sans papillotes et de travailleurs, de jeunes filles polyglottes et de femmes observantes. Ma grand-mère Mere-Haye, qui n’a pas vécu assez pour devenir grand-mère, est parmi eux. Le massacre des hommes et des jeunes gens de Telz où trois de ses fils furent abattus eut lieu dans les premiers jours de l’occupation allemande. Elle avait environ quarante-cinq ans lorsque les collaborateurs lituaniens des nazis l’ont assassinée, au milieu des tourments innommables qu’ils infligèrent aux femmes et à leurs plus jeunes enfants, quelques semaines plus tard. Elle savait probablement la mort de ses deux plus jeunes fils. Qu’a-t-elle su du sort de son aîné ? Ce qu’elle savait, c’était que Moïshé avait pu fuir vers l’Est, qu’il était un jeune gars débrouillard, qu’il n’avait pas froid aux yeux et que lui, avec l’aide de Dieu, il vivrait. Cette femme remarquable qui parlait le lituanien avec ses voisins, lisait l’allemand, priait en hébreu et vivait en yiddish, a laissé sur mon père son empreinte de tolérance et de dignité, d’humanisme profond et fervent. Drapée de son mystère, elle n’a jamais laissé deviner sa blessure. Elle avait pourtant tout connu de la passion, du chagrin et de l’affliction. Sur les lieux où les tortionnaires avaient parqué les femmes et les enfants de Telz avant de les abattre nuit après nuit, elle a projeté sur mon existence un faisceau d’amour et d’espoir.

Sous les étoiles blanches des cieux de Lituanie, j’ai compris qu’elle avait toujours accompagné mes pas, qu’elle respirait dans mon souffle et que j’avais toujours été partout où elle s’était trouvée. Mon travail d’écriture avec mon père, comme mes propres réalisations, sont un hommage à sa personne, à sa mémoire et à son Dieu, sur lequel mon père, moi-même et toute notre famille avons toujours tant à dire et à disputer.