samedi 10 avril 2010

Rentrer au bercail

En m’envoyant cet article alarmant sur la situation des pauvres de ce côté-ci de l’Atlantique, un ami m’écrivait récemment avec un rien de cruauté : “Ce sera peut-être bientôt le moment de rentrer au bercail, après avoir empoché la nationalité au passage, pour se préparer à des temps plus durs encore, ....”

Sylvain Cypel – dont on peut difficilement ignorer les partis pris anti-israéliens comme envoyé spécial en Israël-Palestine – oublie qu'en toute logique, si les gens ne meurent pas de faim dans les rues aux USA, à une époque où les chiffres des pauvres, des chômeurs, des déclassés dépassent à ce point ceux de la grande dépression, c'est que les diverses protections et aides sociales fonctionnent encore, même si elles sont souvent très inégales selon les états. J’ai pu le constater ici-même à Brooklyn, où j’ai eu la surprise de découvrir que les petites gens ne sont pas toujours favorables à un système de santé public – et encore moins à l’obligation, même aidée, de recourir à une assurance privée - qui les contraindrait de payer pour des “assistés”. Incrédule quant à l’existence même de ces assistés, force m’a été de reconnaître au détour de discussions que mon penchant tout français à la polémique idéologique était contré par des arguments concrets et pragmatiques. Ces soupapes sociales du système m’étaient pour la plupart inconnues.

Je n’éprouve aucune condescendance pour le patriotisme des Américains et j’avoue avoir été touchée par l’atmosphère qui régnait dans la grande salle des U. S. Citizenship and Immigration Services de Brooklyn où, au milieu de deux ou trois cents autres candidats, j’ai prêté le serment d’allégeance, the Oath of Allegiance. J’étais bien, aux côtés de cette lie de la planète échouée aux pieds de la Grande Dame. Pas un mot du poème d’Emma Lazarus qui ne résonnât à ce moment avec force :

Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tossed, to me,
I lift my lamp beside the golden door !

Donnez-moi vos pauvres, vos exténués
Qui en rangs serrés aspirent à vivre libres,
Le rebut de tes rivages surpeuplés,
Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête m'apporte
De ma lumière, j'éclaire la porte d'or !

Et si je ne démentais pas la rumeur amusée que faisaient courir certains pendant la procédure de naturalisation, prétendant que j’aimais tant ma nouvelle patrie qu’au moment de demander mon changement de nom, j’opterai sans hésiter pour celui d’Emma Goldman, je fus probablement la seule de cette portée de tout nouveaux Américains à élever une protestation. J’ai même émis le soupçon que la cérémonie eût pu ne pas être valable parce que nous n’avons pas chanté the Star Spangled Banner.

Cela dit, je veux bien revenir au bercail, mais où est mon bercail ? Il a bien de la chance celui qui sait où se trouve le sien. Le lieu des origines où enfants et petit-enfants viendront se ressourcer, replonger leurs racines ? Il est pour moi d’abord et avant tout une terre tragique, un lieu de destruction, un jardin dévasté. Les étapes des migrations réelles de ma famille ou celles des exils historiques et des utopies émancipatrices de mon peuple? "Fun grinem palmenland biz vaysn land fun shney" scande en alexandrin l’hymne yiddish des partisans juifs, “de la verte contrée des palmiers au blanc pays de neige”- nous conduisant curieusement dans ce vers du chaud vers le froid ? Quel serait ce bercail, ce berceau, cet abri mythique et improbable ? Celui du foyer familial uni et apaisant ? La maison des parents, celle des grands-parents ? Mais où se trouve-t-elle quand une génération prend à peine le temps de nicher avant d’être chassée ou d’être pousée par ses aspirations, en quête du droit de vivre libre (j’avais écrit par erreur : “livre”) ou simplement du droit de vivre. Les bonnes années, ou serait-ce les bons siècles, un courageux prend la route vers la promesse de meilleures opportunités, vers dem goldenem land. Nos enfants nous demanderont sans doute des comptes là-dessus, ils nous interrogeront sur ce foyer rêvé au creux d’un vallon, entourré d’un jardin et protégé par une haie bordée de glycines, et chercheront l’érable ou le peuplier que nous avons planté. Ils auront la nostalgie des bonnes pierres rassurantes de l’immobilier dans lequel nous aurions investi avant que les prix montent, et ils souffriront peut-être que nous n'ayons à leur offrir que la république de nos rêves. Assoifés d'azur davantage que de terre, nous avons été des prolétaires du mystère, des précaires de la réalité, retourneurs de doublure, surfileurs d’argumentaires, tailleurs imaginaires d'une étoffe impalpable, funambules en guerre avec leur fil, Quichotte se débattant avec... une aiguille.

Lorsque l’on me demande ici, aux États-Unis d’où je viens, j’ai tendance à répondre : quand ? Oui, quand ? En cela, je ne diffère guère du New Yorkais moyen, et encore moins de l’habitant de Brooklyn ou du Queens qui, lorsqu’il ne transporte pas à ses semelles la poussière d’une ou deux émigrations, porte à son blason les étapes du périple d’un parent, l’entrée par Ellis Island d’un grand-parent. Lorsque je suis retournée pour la première fois en Lituanie d’où vient ma famille et où je suis née, j’y suis arrivée avec l’opinion bien arrêtée qu’il n’y avait rien à attendre d’un pays où une partie de la population en avait assailli une autre pour l’anéantir. Ma plus grande surprise a été de sentir que les morts étaient tous là autour de moi, en quelque sorte bien vivants. Que je le veuille ou non, je marchais au milieu d’un peuple invisible et empruntais des chemins déjà arpentés, je longeais des rues qui m’étaient connnues et suivais les berges familières de la Vilienka au bord de laquelle j’avais esquissé en effet mes premiers pas. C’est sur ces eaux vives que mon frère aîné pilotait un navire de guerre en dirigeant une… grande et profonde bassine d’aluminium. C’est là aussi, en contrebas de notre petit immeuble de la “rue” Auksiaiciu, hésitant entre le sentier bucolique et la friche industrielle, sous le petit pont qui conduit sur l’autre rive, vers le quartier d’Uzupis, surplombé par le cimetière catholique, qu'il avait un jour découvert un pendu.

Devant les fenêtres de notre appartement situé au rez-de-chaussée, mon père a planté un arbre après la guerre. Il y était encore lorsque nous avons tourné [nemt], une langue sans peuple pour un peuple sans langue, en 2000 et 2001.

J’étais revenue avec la peur, la colère, le chagrin, mais avec le coeur et l’esprit suffisamment ouverts pour en être transformée à jamais, de la seule façon dont un être peut réellement être transformé, c’est-à-dire en se connectant avec les âmes qui l’habitent, et qui lui sont aussi étrangères et familières que l’Autre inconnu et proche qui lui fait face. J’étais incapable de donner à la ville où j’étais née son toponyme lituanien actuel de Vilnius qui m’écorche encore les oreilles, mais je pouvais l’entendre de la bouche de mes amis, de Shura Jacovski et de sa mère Leya qui nous ont accueillis, de sa fille, et de ma chère Salomeja, du réalisateur Saulius Berzhinis, qui pouvaient le prononcer sans détruire les fondements de ma native Vilna soviétique, sans oblitérer la Vilné d’Avrom Sutzkever, sans éteindre les étoiles qui brillent au firmament de la Lituanie de ma naissance, parmi lesquelles scintillent tendrement l’âme pleine de douceur et de sagesse de Mere-Haye, la mère de mon père, et celles de trois garçons, Joseph, Leybl et Elié, ses frères. Alors mon refuge n’est certes pas en Lituanie, mais peut-être dans son ciel. Ma demeure est là où m’accompagnent mes livres yiddish, quand bien même je ne les ouvrirais pas. Je possède, sauvée de je ne sais plus quelle guenizah, l’édition de Valdiks, (Ce qui vient de la forêt (vald), des bois, sylvestre) un recueil de poèmes écrits entre 1937 et 1939, publié en 1940 à Vilné à 500 exemplaires numérotés. Le mien porte le numéro 89, et il est dédicacé par Avrom Sutzkever au Dr. M.(ax) Weinreich, le fondateur et directeur du YIVO, en juin 1940. Il est en triste état, mais c’est un toit sous lequel je m’abrite, une citadelle spirituelle dont on peut difficilement me déloger.

Revenir au bercail, je le veux bien, dans ma France d’adoption où l’on distribuait du lait pour le “quatre heures” des écoles, et où, quoique je fisse, jamais je ne suis parvenue à effacer tout à fait mon sentiment d’étrangeté. Jeune immigrée sans accent ni signe extérieur visible, j’y ai vécu comme on marche sur un fil. Je n’étais pas d’un autre pays, mais d’une autre planète, d’un ailleurs absolu et qui continuait de vivre à travers le yiddish de mes parents, leur inénarrable accent, leur inatteignable volonté de bien faire, de se fondre dans le paysage, de ne pas fâcher la maréechaussée, ou faut-il écrire la marée chaussée ? C’est le plus naturellement du monde que j’emboîtais le pas à une génération de rêveurs. C’était reparti pour un tour de microsillon, et mon pauvre père qui avait été assez inepte pour fuir le paradis communiste que la Grande Guerre patriotique de Staline et sa victoire sur le nazisme avait étendu jusqu’aux pays Baltes, a dû cette fois s‘armer d’une patience à toute épreuve pour tolérer avec bienveillance le crédo de mon allégeance à l’Internationale – cette patrie qui accueille sans distinctions les “prolétaires” de tous les pays, pour suivre d’un oeil sourcilleux les déambulations de la nouvelle Jeune Garde sur les pavés parisiens, observer à distance les péripéties de la gigolette sur la Butte Rouge… (c’est son nom), et, occasionnellement la porter en réparation à l’hôpital des Nouveaux Partisans pour quelques points de suture ici et là.

Le bercail était alors, en vérité, au coeur des galeries de l’ancien Louvre ou au Théâtre de l’Est parisien, accordant à chaque lycéen qui voulait bien s’abonner aux visites guidées et aux représentations hebdomadaires un droit de citoyenneté illimité et inaliénable dans la république de la beauté et des lettres, dans les contrées de la curiosité infinie et du questionnement intérieur, sur les territoires de la métamorphose permanente du monde, antidote assez efficace, après tout, au virus de la révolution permanente. C’était une patrie à la fois intime et collective, un univers aussi personnel que partageable. Encore fallait-il trouver des concitoyens de cette nation. Le bercail, j’ai beau le secouer et le retourner en tous sens, l’examiner sous toutes les coutures, a toujours été évasion, quand il a cessé d’être exil. Quand il s’est matérialisé dans les verts en camaïeu des printemps tourangeaux ou de ses fins d’été dorés de vignobles gorgés de vin et de mirabelles, chez de prospères vignerons communistes qui accueillaient quelques enfants parisiens, je dévalais les prés tendres comme du beurre en direction du ruisseau à la recherche d’une terra incognita plus mystérieuse que la Lune sur laquelle on n’avait pas encore marché et plus lointaine que l'atoll de Raroia, dans l'archipel des Tuamotu, où avait abordé le Kon-Tiki de Thor Heyerdahl.

mercredi 31 mars 2010

Naturalisation

Aujourd'hui, 31 mars 2010, je suis devenue citoyenne américaine.