samedi 8 juin 2019

VINKL LITÈ - LE VOYAGE EN ESPAGNE


VINKL LITÈ - Le voyage en Espagne

Thésée combat le Minotaure, assisté par Athéna, médaillon d'un kylix d'Aison, v. 430 av. J.-C., Musée archéologique national de Madrid
Presque vingt ans avoir réalisé avec Michel Grosman notre film [nemt]: une langue pour un peuple sans langue me voici à commenter et à expliquer ce que je pense être la culture yiddish. 
Inscrite dans le Yiddish Summer Program de l’an 2000, à l’Université de Vilnius, je séchais systématiquement le premier cour pour n’arriver qu’en milieu de matinée et suivre la légendaire classe de Dovid Katz. Celui-ci ne trouvait guère d’excuse à cette insoutenable légèreté et m’a accordé le diplôme de niveau 3 en dépit de mon inscription dans le cours avancé. Nous étions là pour tourner un film et explorions les dernières cours décaties qui ressemblaient probablement à celles où mes grands-parents maternels avaient vécu après-guerre après leur longue fuite dans l’Oural. Je retrouvais du reste l’adresse, au 7 de la rue Ukmerge où une cour vieillotte arborait avec discrétion balconnets, renfoncements et tags derrière une façade classiquement restaurée. Mes sensations  (j’avais 3 ans et demi quand nous sommes partis) ainsi qu'une photographie de maman en 1992 étayaient mes souvenirs d’enfants faits surtout d’une mémoire auditive du nom des rues, Ukmerge gas – aujourd'hui Šv. Mikalojaus gatvė, donnant dans la daytshe gas, en lituanien Vokiečių gatvė
        Nous filmions la Néris, la Vilenka, les églises baroques, les friches industrielles entourant la maison où j’ai grandi, et tout ce qui fait respirer un documentaire. Dans un texte écrit pour accompagner les dernières images du film où les cours d'eau succèdent aux passages et aux ruelles, aux reflets dans les lucarnes, le narrateur dit ceci : “ La créativité et la vitalité d'un monde  qui attendait les Messies de la justice sociale, de la fraternité entre les hommes et de la renaissance nationale, étaient telles qu’elle se sont  engouffrées, en l’espace d’une soixantaine d’années, dans toutes les formes de la culture moderne. Une fécondation qu’on ne devait jamais lui pardonner. 15’’Quoi d’étonnant dès lors qu’il ait été à l’affût de tout ce qui changeait le visage du monde? Aurons-nous encore demain accès à ce trésor ? Irons-nous y puiser des forces créatives ? Nos générations seront-elles  fécondes ?  25’’
        On entend ensuite l'incomparable Léiele Fisher, une actrice du théâtre yiddish après guerre, chanter un poème de Dovid Hofstein, In yiddishn vort , dans le mot, dans la parole en yiddish : 

in yiddishn vort vos is vild, vos iz mild, vos iz tayer, iz faran aza ruf tsum banayung, 
iz faran aza helisher fayer, az vintn vos tsiyen aza veltishn breytn barotn [...];
dans la parole en yiddish qui est sauvage, tendre, précieuse, résonne l’appel de tout ce qui est nouveau, 
brûle une flamme infernale, tandis qu’avec les vents s'engouffrent les vastes espaces/appels du monde[…]
Léiele a trompé son monde quelques mois dans Vilna occupée par les nazis en se cachant la nuit, tantôt dans la guérite du gardien de la caserne, place Lukiškės, devenue le sinistre et révisionniste Musée du génocide, tantôt dans le grenier d’un assassin lituanien qui partait de bon matin abattre les Juifs arrachés à la ville et ses alentours dans la forêt de Ponari (conversations personnelles avec Lejele). Elle avait quinze ou seize ans et a survécu, avant d’être prise et envoyée dans divers camps de concentration, grâce à son lituanien parfait, sa balalaïka et son talent de musicienne, qui lui permirent de mendier de quoi manger.
Ma famille a quitté Vilna, fin 1956, lors une escapade audacieuse entreprise par mes parents, qui nous amena à résider quelques mois en Pologne, à Wrocław d’abord, puis à Varsovie où j’ai eu quatre ans, puis à gagner le monde libre par un train qui traversait le bloc communiste et notamment la redoutable Tchécoslovaquie, et de Vienne, où mon père retrouva le sien, descendre la botte italienne jusqu’à Naples, où nous devions embarquer sur un navire pour Israël. Ce voyage et ces retrouvailles douloureuses font l’objet d’un chapitre dans le livre de Moishe Rozenbaumas, mon père, L’odyssée d’un voleur de pommes, que j’ai traduit en français. L’un de mes passages préférés se trouve à la fin de ce chapitre “Mon père, mon épouse et mon étoile”, il s’agit de sa description de la découverte de l’Italie. Les deux pages mériteraient d’être citées intégralement, tant est grand l’émerveillement et frais le regard :
Et que dire de l’Italie que nous traversions au printemps du nord au sud ? Des paysages méridionaux, des bâtiments peints en rose et en vert, des villas, des routes qui nous paraissaient très bien entretenues, même dans les petits villages que nous apercevions de notre train. Et des fleurs, partout des fleurs. Nous étions encore comme dans un rêve et tout nous était nouveau. Nous n’avions jamais rien vu de tel auparavant. Nous avions l’impression d’être sur une autre planète. J’avais sillonné la Russie de part en part, et c’est un pays magnifique, mais sauvage et pauvre. L’Italie est couverte de maisons présentant toujours un style, une délicatesse, un soin, un goût qui traduisent sa culture millénaire. Nous étions exaltés, un peu comme ivres.
Et de la découverte de Naples:
Comme nous étions très jeunes et que nous avions du temps à revendre, nous nous sommes beaucoup promenés autour de Naples. Naples est très pittoresque et ne ressemble à aucune autre ville. Il y a une ville haute et une ville basse reliées par des corniches et d’en haut on découvre le panorama de la baie. C’était un vrai spectacle. Dès l’aube, le bruit des marchands de fruits et légumes commençait à envahir la ville. Dans les ruelles, même les minuscules Fiat italiennes avaient du mal à passer. Naples est le royaume du klaxon. À cette époque, je ne connaissais pas le cinéma italien, et c’était la première fois que je voyais le linge multicolore pendre entre les deux côtés de la rue comme des guirlandes de Noël. Cela donnait aux visiteurs, surtout aux visiteurs très innocents que nous étions, un sentiment de gaieté.
C’est exactement de ce sentiment de gaité et d’exaltation dont je me souviens lors du premier voyage que mes parents ont entrepris en Europe, à l’été 1959, dans l’aronde bleue flambant neuve que mon père venait d’acquérir pour faire l’aller-retour hebdomadaire dans le Nord, où nous allions bientôt déménager à la rentrée scolaire. J’avais donc six ans quand nous avons traversé l’Espagne en plein été, mes parents, mon frère et moi, franchissant les Pyrénées par les cols, piquant ensuite vers Madrid, puis vers l’Andalousie. Il me semble avoir cheminé des mois tant cette équipée fut riche en paysages montagneux, en immensités désertiques, en lumière flamboyante dans la chaleur vibrante, en végétations verdoyantes et exotiques, en parfums inconnus et somme toute, en aventures épiques. Sujette au mal de coeur, cette expédition me semblait parfois interminable, et ma famille se souvient encore de mes questions quant au moment où nous allions enfin arriver à destination. Mais quelle passion d’exploration et de découverte chez mes parents, et chez mon frère. Approchant l’âge de la bar-mitsva, ce jeune garçon en mal de combats jeta son dévolu sur toutes les formes de dagues et de poignards, les couteaux pliants à cran d’arrêt ayant sa faveur. J’ai encore dans ma cuisine une pièce à la corne éclatée, le plus performant de mes canifs à découper les légumes. 

        Les boîtes de cuir ouvragé et les objets de métal repoussé gravés de taureaux ou de matadors, les cendriers décorés de danseuses de flamenco, les castagnettes de bois peint sont ce qui demeure de cette route dans mon imagerie enfantine – et dans les placards familiaux qu’il a un jour fallu vider. Nous avons pourtant dû visiter maints monuments, nous approcher des églises baroques (y entrions-nous ?), et admirer tout ce qui se peut admirer au fil de cette déambulation à travers la Péninsule ibérique, de la Catalogne à l’Andalousie en passant par la Castille. Papa oublia son appareil photo quelque part et le retrouva. Vous savez, l’un des deux qu’il tenait d’une prise sur des soldats allemands et dont il fallait charger le film en l’ouvrant dans l’obscurité. Dans la chaleur étouffante de Madrid, il a passé la nuit dans une baignoire. Mais partout, c’est l’excitation de cette expédition qui domine. Mes parents qui avaient grandi dans une petite ville de Lituanie étaient suffisamment instruits pour avoir lu en yiddish, hébreu ou russe, voire en lituanien, des récits de voyage, des exploits légendaires de deux Espagnols célébrissimes, Don Quichotte et son replet serviteur Sancho Pansa dont on voit ici la représentation en ronde-bosse sur une boîte de cuir très joliment ouvragée. Avant qu’ils franchissent les Pyrénées, l’Espagne de mes parents était littéraire, imaginaire, imaginée, nourrie de textes. Pour ma mère, la poésie hébraïque médiévale de Yehuda Halévi et les écrits de l’Andalou Shlomo Ibn Gabirol n’étaient pas étrangers à son éducation, autant que Rambam, et les récits picaresques de Cervantès (étudiés pour son style littéraire dans son lycée religieux). De quoi parlait-on durant ce long trajet, sinon de l’Espagne formée dans les innombrables lectures d’un ex-communiste plus ou moins autodidacte et d’une princesse qui avait été éduquée dans le plus prestigieux lycée juif de Lituanie avant d’être obligée d’aller travailler pour aider à élever ses six soeurs et un frère ? 
De soleil et de chaleur. Blondinette aux téguments de rouquine, je n’ai jamais enduré ni l’un ni l’autre. L’Ambre solaire peinait à protéger ma peau qui cramait. On ne savait pas à l’époque qu’il existait un “capital soleil”. Mais nous adorions ce dieu Râ, son oeil antique nous surplombait, un astre cramoisi sublimé par la littérature qui avait roulé sa boule de feu en terre séfarade et qui était notre héritage ancestral et biblique. Un inconnu en nous allait se dévoiler sous les lames acérées de ses rayons. Cet impitoyable brandon qui ne luit jamais aussi fort que dans Camus ou Duras (c’est certes celui du Pacifique), le mythique soleil de Méditerranée que, des confins de la Baltique, on ne peut qu’imaginer à travers la chaleur douce, verte et bleue, de l’été. C’est dans cette canicule que naît le mirage de la Corrida.
Il n’est pas trop hasardeux de présumer d’où mon combattant de père tirait son goût et sa curiosité pour la tauromachie. Probablement à la même source que ceux pour la boxe et surtout le catch de comédie qui se pratiquait à l'époque. Si le fait que la lutte était le sport populaire par excellence dans l’antiquité gréco-romaine a pu parvenir à l’oreille de mon père durant ses études de philosophie grecque à l’université marxiste-léniniste de Vilna, il n’est pas certain que l’épreuve que s’était imposée Thésée pour sauver la jeunesse d’Athènes du Minotaure lui ait été connue.  C'est Athéna qui présidait à ce combat de son oeil perçant bleu clair comme elle a veillé sur Ulysse à qui elle inspire la Métis, l'intelligence ingénieuse, le génie de la débrouillardise. Nous n’étions pas encore à l’époque où les féministes tiraient à boulets rouges sur une “masculinité toxique”, appelée plus couramment machisme. Je me souviens et j’entends encore les clameurs de l'immense arène où rien ne nous protège de l’orbe à son zénith. La fournaise et la lumière, un roulement de tambour et le silence suspendu dans l’épaisseur de la poussière. Je fais confiance à ma mémoire jusque là. Ensuite, mon imagination a très certainement recours à des films que j’ai oublié d’avoir vu. Curieusement, les femmes dominent, oysgeputst (sur leurs 31), dans des robes serrées à la taille et portant des lunettes de soleil papillonnantes, les éventails s’agitent dans la chaleur vibrante, le rythme des huées et loin, très loin, la chorégraphie d'un combat, des hommes et des chevaux, de la poussière et un animal dont la puissance était réduite par l'échelle mais dont l'allure sauvage et la course effrayaient. J'avais six ans. Les couleurs sont éclatantes et le soleil est brûlant. Il n'y a pas d'ombre et une photo prise un peu plus tard dans notre jardin de Provins (près de Lens), en costume de danseuse espagnole, confirme ma blondeur. Ce que l'on ne voit pas sur la photographie, ce sont les petites chaussures rouges de flamenco qui avaient été achetées un peu grandes et que je pouvais enfin porter.

        Ce que voyait et ressentait mon père, je ne peux que l'imaginer aujourd'hui avec beaucoup de recul. Pour ceux qui auront suivi sa progression illégale dans l’armée soviétique, de modeste éclaireur dans un bataillon d’artillerie se glissant à l'insu de ses deux hiérarchies dans une unité de reconnaissance d’élite où il se rend maître de son destin en engageant délibérément sa vie – c’est là qu’il devient Ulysse. Il est clair que le goût de l’exploit est inscrit dans son être le plus profond. La survie n’est qu'au prix d'une légitime défense sans faille ni faiblesse dont ce jeune garçon, qui a déjà traversé beaucoup d'épreuves mortelles, n'a pas besoin de se convaincre. Les rois hubriques de Grèce et les dictateurs planqués derrière les véritables héros ne savent rien de cette prise de risque. Elle se négocie entre l’individu et le danger qu’il a décidé de braver pour la cause qu’il est déterminé à défendre. Alors, je sais, le sacrifice du taureau. Mais l’être humain est cet animal avec un imaginaire, capable d’inventer des fables, des mythes, le théâtre, la littérature et de les transporter, de les transposer entre les cultures, parmi les peuples, en différents langages et à divers usages. Pour le meilleur et pour le pire. Mes parents qui venaient de fuir la dictature soviétique avaient emmené avec eux leur Espagne, leur Sud, leurs danseuses de flamenco et leur Don Quixote. J’avais six ans et je traversais ce rêve avec deux parents et un frère adorés, rien ne me faisait peur, j’étais immunisée contre tout, sauf l’insolation.
Des années plus tard, lorsque je fus invitée à un premier cercle de lecture en yiddish chez mon professeur et sa Dulcinée, avec quelques proches qui les avaient accueillis à leur arrivée récente d’Argentine, j’arrivais un soir devant la porte. Nous allions lire Zelmenianer de Moishe Kulbak, mais avant cela mon hôte devait s’acquitter d’une tâche sacrée. Il devait terminer de lire un chapitre de Don Quixote en yiddish à ses trois enfants. L'un des trois marmots enseignera cet été au Yiddish Summer Program du YIVO. La littérature en traduction n’est évidemment pas une caractéristique juive ni un trait spécifique du monde yiddish. Mais le multilinguisme des populations juives d’Europe de l’Est est l’élément essentiel qui du moindre shtetl fait un centre urbain, par les livres qui y circulent et la littérature du monde qui s’engouffre avec ses mots (et ses maux) dans cette société affamée de cultures, d’horizons et d’inconnues qu’elle s’empresse de transformer avec ses propres mots. In dem yiddishn vort.