mercredi 1 juin 2016

Les fruits rouges des forêts de Lituanie


Texte écrit avant mon premier retour en lituanie (mai 2000) pour les repérages de mon film [nemt] : une langue sans peuple pour un peuple sans langue

            Avant de savoir que la Lituanie avait jadis été un grand royaume, et que les Juifs avaient sur cette terre d’accueil développé l’un des plus beaux fleurons de leur civilisation, il y a d’abord ces deux langues qui me parlent et qui se parlent en moi. Aucune des deux n’est le lituanien. Mes parents entre eux, les sœurs de ma mère, ma grand-mère maternelle utilisent le yiddish. Puis vient le russe, mon frère et Tiotia Riva, une voisine originaire d’Odessa qui a deux garçons et me chérit, s’adressent à moi en russe. Rien ne m’est plus familier et intime qu’une chanson en yiddish ou une skazka, un conte russe. Mais tandis que forêt, isba et Baba Yaga me renvoient à une extériorité, à un milieu, à une nature potentiellement hostile, à un monde de clairières et de lisières animé par un mystérieux machiniste, les mots tendres et douloureux du yiddish surgissent de mes entrailles, ils sont l’expression la plus fidèle de mon âme et aucune autre langue ne traduit aussi exactement mes sentiments profonds. Sa couleur et son ton épousent mes émotions et mes élans. Et cependant je suis en exil de cette langue qui m’exprime mais dans laquelle je ne puis m’exprimer. Comme la Belle au bois dormant, un prince doit venir la réveiller. Si je cherche un mot dans un dictionnaire, quelle que soit la langue, j’ai toujours le sentiment aigu de l’avoir su et oublié, de simplement le retrouver. J’ai cru en partant à la conquête du yiddish qu’elle était une terre promise. J’ai peur de découvrir, en retournant sur la « terre de la grande promesse », qu’elle est un paradis perdu. Il a fallu que j’attende mon permier enfant pour que la nécessité d’exister et d’être moi-même à travers cette langue, sans laquelle je ne me comprends pas, devienne impérieuse. J’avais fait un détour par le marxisme-léninisme, accompagnée par l’image tutélaire de mon père, éclaireur de l’armée rouge dans un bataillon très exposé, chevauchant par les forêts, franchissant les lignes ennemies, se battant avec les armes à la main et la ruse d’Ulysse contre l’ennemi nazi. Quand il avait fallu marcher sur mon cœur et procéder au grand déni, j’avais classiquement amarré révolution et anti-nazisme. Mon absence d’émotion à l’endroit de l’opéra chinois avait pourtant fini par me convaincre que quelque chose clochait.
            J’ai fait à ce moment-là ce qui m’a semblé un temps le choix du cœur contre celui de la raison, le choix du particularisme contre celui de l’humanisme, celui de l’identité contre celui de l’universel, mais aussi celui de la sincérité contre la langue de bois.

            Dans une inoubliable introduction à une anthologie de chansons populaires yiddish, Abba Kovner, poète et dirigeant des partisans de Vilno, écrivait de la grande majorité de la diaspora d’Europe orientale qu’elle avait été durant plusieurs siècles, et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, la plus grande tribu d’Israël depuis la dispersion. La créativité et la vitalité de cette population yiddishophone qui attendait les Messies de la justice sociale, de la fraternité entre les hommes, et de la renaissance nationale, étaient telles qu’elle s’est engoufrée, en l’espace d’une soixantaine d’années, dans toutes les formes de la culture moderne. Une fécondation qu’on ne devait pas lui pardonner. Un peuple qui avait aiguisé son sens critique à épiloguer sur le commentaire d’un commentaire d’un texte ancestral, et forgé son ironie à travers les tragédies répétées de ses exils, restait forcément urbain jusque dans les campagnes les plus reculées où on le contraignait à s’établir. Rien d’étonnant dès lors qu’il ait été à l’affût de tout ce qui changeait le visage du monde. Lorsque j’ai posé le pied sur cette Atlantide, j’ai compris que j’étais revenue aux sources de ma sensibilité, que j’avais déchiffré une des clés du code jusqu’àlors hermétique de mon sentiment d’altérité.

            Les images qui peuplent les quatre premières années de mon existence, celles que j’ai passées à Vilna, possèdent encore la trace de cette force vitale inouïe.
            Il y a d’abord la vie sociale, les jeunes hommes et les jeunes femmes qui se retrouvent le soir dans les maisons autour des tables, parce qu’ils sont vivants. Les hommes ont gardé des habitudes de buveurs invétérés. Ils ont dormi dans le froid pendant quatre ans. Les femmes veillent à ce que le flacon de vodka et les cornichons soient toujours là, mais elles rationnent l’elixir de vie et de mort. Comme dans les Zelméniens de Moyshé Kulbak, roman qui relate la vie d’une famille juive après la révolution d’Octobre, les femmes font circoncire leurs fils à l’insu de leurs maris communistes. Les grossesses ne durent que sept mois. On se marie dans la synagogue de Vilna, sous la hupa ; le rabbin, il en reste un et c’est un miracle, rédige le contrat de mariage en bonne et due forme. On donne Shakespeare – Othello, Romeo et Juliette – et Pouchkine au théâtre, et des films indiens d’une sensualité envoûtante au cinéma. L’opéra ne désemplit pas. Un cousin de mon père joue de la contrebasse dans un orchestre. On danse aussi, toutes les semaines, on va danser, parce qu’on est jeune et vivant, trop jeune et trop vivant pour porter tous ces deuils. La plupart des Juifs de Vilna étaient après guerre des originaires d’autres villes et villages de Lituanie, où il n’était pas question de retourner. Il n’y avait nulle part où retourner. Les cirques – ha, le cirque russe, c’est quelque chose – donnent des représentations. Justement, mon premier souvenir est celui d’un lion qui bondit au travers d’un cerceau de feu, mais je dors dans le grand lit de mes parents et le cercle de feu est là, au-dessus de moi. Je me réveille en pleurant, on vient me chercher et on me console, poupée debout sur la table ronde de la salle à manger, embarrassée de verres et d’assiettes à moitié plein. Des rires.
            La vie continue, ou elle recommence. Un long ruban turquoise, cordon ombilical qui nous relie à la mer de toutes les origines, défile interminablement et coupe en deux la voûte des frondaisons. C’est ce velours que je vois se dérouler tandis que la Moskvitch – il s’agit d’une voiture – nous conduit à Palanga, station balnéaire où nous passons l’été. Je suis sans doute à l’avant sur les genoux de ma mère. L’épaisse forêt de résineux forme un écrin où la Baltique, lagunaire, lèche le satin nacré du sable. Je n’ai retrouvé qu’à Venise cette sensation de liquide amniotique. Je fais le tour du monde en quatre-vingts jours dans une grande bassine. On me traite toujours comme une poupée, tandis que les plus grands se roulent dans le sables et dévalent les dunes. Des témoignages concordants mentionnent l’existence d’une plage nudiste à Palanga, dès avant la guerre. On y aura mis bon ordre à un certain moment. Les maillots de bain de ma mère, sur les photographies d'après-guerre, comportent deux pièces. Les hommes sont encore maigres, mais assez sportifs.
            Et puis il y a cette grande fosse devant la maison, on installe des canalisations, et je m’accroche à la palissade pour ne pas glisser sur la neige et dégringoler dans la tranchée qui longe la barrière et me paraît abyssale. J’ai trois ans peut-être. L’ouvrier creuse au fond, il me crie que je vais tomber ; alors j’hurlerai, lui dis-je, et ma mère viendra. Je te mettrai une éponge dans la bouche, me répond-il en russe. Pas d’autre adulte à l’horizon.
            Mais je ne connais pas encore vraiment la nature de la catastrophe dont nous sommes les rescapés. Je sais seulement que la forêt peut être maléfique. Ses fruits rouges hantent la chronique familiale sous différentes formes. Mon grand-père maternel ne les consommait pas de crainte, dit-on, d’avaler un vers et d'absorber ainsi une nourriture interdite. Il aurait été observant et sa vue était très basse à la fin de sa vie. Cette version ne m’a jamais complètement convaincue. Originaire de Pinsk, en Biélorussie, il était cheminot quand il a épousé ma grand-mère. Les photos montrent un jeune homme moderne au visage dénué de touye sévérité, à peine sorti de l’adolescence. Il a beaucoup encouragé ma mère, l’aînée, à étudier. Ma tante Louba a émis l’idée qu’il avait pu être trotskiste, mais les dates ne concordent pas. Et dans les années 20, la piété de ma grand-mère et la naissance de plusieurs filles avaient sans doute poussé mon grand-père à revenir à davantage de relogiosité si toutefois il s’était éloigné. Je suis persuadée qu’il avait fui la guerre civile qui avait fait rage en Biélorussie. La forêt règne également en maître du côté de mon père. Une forêt nourricière d’abord, celle où le père de sa mère exploitait une parcelle. Quand mon grand-père paternel épouse ma grand-mère, il commence par y travailler avec son beau-père. Mon père passe les quatre premières années de sa vie dans un hameau forestier, un shtetl typique, Gordz. Les arbres prennent le chemin de la ville en hiver quand les traîneaux peuvent glisser sur la route enneigée. Au printemps et en automne, ils s’embourbent. Cette existence sylvestre s’achève dans un autre hameau, Andreyave, avec le brasier d’une maison de rondins qui flambe dans la nuit. Es brent, yidn, es brent. Cet incendie, dont mon père écrit qu’il est toujours devant ses yeux, a embrasé mon imaginaire et brûle encore entre le feu domestiqué et infiniment protecteur de l’âtre – oyfn pripitshik brent a fayerl – et celui de l’Enfer.
            Forêts et lacs, vergers et jardins sont omniprésents dans les récits de jeunesse de mes parents. Quand les parents de mon père quittent Gordz pour s’installer à Telz – Telsiai – le lac devient l’un des personnages principaux de l’épopée familiale. Il faut que je vois ce lac dont mon père s’obstine à prétendre, malgré mes objections linguistiques et géographiques, qu’il entourait la bourgade de Telz. Les guides touristiques lituaniens font une part modeste à cette ville. La renommée internationale de la yeshiva de Telz ne semble pas avoir impressionné leurs rédacteurs. Le lac est le théâtre des exploits de jeunes gaillards qui le traversent à la nage, motivés autant par le sport que par le désir d’observer un peu ce qui se passe du côté de la plage des femmes. D’autant que la tenue de bain n’a pas encore fait ici son entrée fracassante dans la mode vestimentaire. Mon père, qui a volé beaucoup de pommes dans les vergers locaux, celui du pope ayant de loin sa préférence pour la qualité de ses fruits et la difficulté de l’opération, devient avec l’âge un amateur averti de la forêt. À l’occasion, il empreinte une bicyclette et y conduit une de ses camarades, perchée à l’avant, goûter les charmes de la nature. À la belle saison, jeunes et vieux pratiquent la cueillette de fraises des bois. Tam Gan-Eden – elles ont un goût de paradis.
          La mère de ma mère, elle, avait la main verte et faisait pousser toutes sortes de choses. La poche de son tablier était toujours pleine de sucreries. Et tout ce que j’ai jamais entendu sur elle n’évoque que bonté et amour. Elle adorait mon père qui a reporté sur elle tout son amour filial. Je tiens d’elle sans doute ma passion du jardinage urbain.



Si le hareng est, comme le dit mon père, le roi de la Baltique, la carpe est la reine du lac. Et sur la table du shabbath, le roi et la reine célébraient leur mariage mystique. Je sais parfaitement qu’en retournant en Lituanie, je ne retrouverai rien de cette existence, mais le lac n’est pas désséché, à l’instar de la mer d’Aral. Il doit bien toujours enserrer Telz où mes parents ont connu leurs zisse kinder yorn – leurs tendres années de jeunesse. Enfin tout est relatif, puisque mon père, le second de quatre enfants (et le seul qui a survécu), a travaillé dès dix ans pour nourrir sa famille, quand son père a quitté la Lituanie. J’interrogerai donc le lac et il me répondra.


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