Note de la traductrice
par Isabelle Rozenbaumas
Entre 1994
et 1997 mon père a rédigé ses mémoires en yiddish. L’idée que je les traduirais
en français nous semblait naturelle, comme il nous semblait aller de soi que
cette tâche m’incombait à moi plutôt qu’à tout autre traducteur. C’est au cours
d’une interruption de mon premier élan que mon père, las d’attendre, entama
lui-même la traduction de son propre livre. Dans le français qui est le sien et
n’appartient à personne d’autre.
Le manuscrit yiddish avait été rédigé au crayon noir, quasiment sans
aucune ponctuation, ce qui veut dire dans une langue qui ne comporte pas de
majuscule, sans indication de début et de fin de phrases, dans une langue riche
et vivante qui s’était raffinée au fur et à mesure de la plongée dans
l’écriture. Formellement, le manuscrit français présentait des points communs,
toujours sur des feuilles d’écolier perforées format 21/29 à grands carreaux,
il était à présent écrit au stylo. Toutefois, là où le yiddish coulait de
source tout en empruntant parfois son vocabulaire technique, politique,
économique ou philosophique au russe ou aux internationalismes, le français
très riche de mon père dans ces domaines où il est un lecteur surinformé et
avisé, pêchait à la ligne dans le Bescherelle des conjugaisons surréalistes,
inventait des syntaxes improbables qui avançaient comme des jetées dans l’océan
infini de la langue, et surtout tirait à hue et à dia sur les expressions
idiomatiques et les tournures, tantôt calquant celles du yiddish, tantôt
employant celles du français dans un sens déconcertant. Mais plus que tout, mon
père a découvert et adoré les mots. Rien ne lui plaisait davantage que de
découvrir au tournant du dictionnaire deux synonymes qu’il désirait avec la
même convoitise pour la même phrase. Une orgie d’adverbes, des adjectifs
apposés, des jeux de mots intraduits autant qu’intraduisibles, des adresses au
lecteur incrédule, des métaphores transposées, des phrases qui paraissaient un
peu étranges en français et restaient opaques tant qu’on ne les avait pas
retraduites mentalement en yiddish. De cette langue que j’appelle “la langue de
mon père”, de son style calqué sur le monologue dialogué du yiddish, je me suis
efforcé de conserver la vivacité, la couleur, le goût, et parfois davantage.
Surtout, j’ai résisté à la tentation de lisser la langue pour parvenir à un
style parfaitement naturel. J’ai voulu laisser voir l’empreinte de la pensée en
yiddish et laisser entendre l’accent yiddish en français, la langue d’arrivée
étant en l’occurrence la langue de notre arrivée en France.
Désormais,
il n’était plus question de traduction, mais de réécriture. Et à travers la
ré-écriture, l’accusation de trahison planait plus menaçante encore qu’envers
le traducteur. Malheureusement ou heureusement, ce texte résistait à ma
compréhension davantage que l’original yiddish auquel je ne pouvais plus
revenir parce qu’il avait été par endroit développé, à d’autres amendé,
ailleurs encore contracté. Face à ce récit, à cette histoire que je pensais
connaître par coeur et que mon père avait à présent crypté à mon intention, son
concours s’imposait dans la démarche d’interprétation sans laquelle le texte se
refusait. Tous les jeudis, pendant un an et demi, papa a monté mes cinq étages,
s’est assis auprès de moi avec son manuscrit entre les mains, et a fait
l’exégèse de son propre texte. Nous avons beaucoup ri et j’ai un peu pleuré.
S’appelant Moishe, me disait-il pour m’amuser, il était bien normal qu’il
rédigeât la Bible… afin que je la commente. La religion est au centre de nos
disputes où j’endosse, bonne fille, le rôle de la mécréante. Dans un bon
dialogue entre Juifs, l’un des deux doit bien le tenir, ce rôle. Dans ce climat
de parole et d’écriture, j’ai réalisé le voyage le plus lointain qu’il m’a été donné
de faire, le plus étrange, le plus exotique, un voyage au coeur de mon père. Je
pressais le pas dans les ruelles de son shtetl Telz, enfant turbulent, jeune
prolétaire rebelle en mal d’un père. Je fuyais à ses côtés sur les routes et
les fleuves d’Asie. Je chevauchais sur les sentiers enneigés des forêts de
Russie. Ulysse lucide et habile, j’ai vu cent fois la mort en face, et retourne
dans une Ithaque dévastée, engloutie.
À la même époque, je réalisais un film qui se nourrissait de ce
compagnonnage avec mon père, commencé dès les premières bribes de récits
entendues et continué dans notre travail de recréation. Un film sur le yiddish.
Je nouais mon histoire avec la sienne en retournant en Lituanie. Les récits de
mes parents avaient depuis longtemps inscrit en moi la géographie de Telz.
Partout, je voyais devant mes yeux le monde vivant des morts au milieu du monde
mort des vivants. À Telz, dans la campagne environnante, autour de nos maisons,
de nos synagogues, de nos boucheries, sur les lieux des massacres de masse, les
Juifs forment un peuple muet qui continue d’habiter les lieux qu’ils ont empli
pendant des siècles de leur activité et de leur ferveur, de leurs discussions
et de leurs querelles, un peuple d’étudiants sans papillotes et de travailleurs,
de jeunes filles polyglottes et de femmes observantes. Ma grand-mère Mere-Haye,
qui n’a pas vécu assez pour devenir grand-mère, est parmi eux. Le massacre des
hommes et des jeunes gens de Telz où trois de ses fils furent abattus eut lieu
dans les premiers jours de l’occupation allemande. Elle avait environ
quarante-cinq ans lorsque les collaborateurs lituaniens des nazis l’ont
assassinée, au milieu des tourments innommables qu’ils infligèrent aux femmes
et à leurs plus jeunes enfants, quelques semaines plus tard. Elle savait
probablement la mort de ses deux plus jeunes fils. Qu’a-t-elle su du sort de
son aîné ? Ce qu’elle savait, c’était que Moïshé avait pu fuir vers l’Est,
qu’il était un jeune gars débrouillard, qu’il n’avait pas froid aux yeux et que
lui, avec l’aide de Dieu, il vivrait. Cette femme remarquable qui parlait le
lituanien avec ses voisins, lisait l’allemand, priait en hébreu et vivait en
yiddish, a laissé sur mon père son empreinte de tolérance et de dignité,
d’humanisme profond et fervent. Drapée de son mystère, elle n’a jamais laissé
deviner sa blessure. Elle avait pourtant tout connu de la passion, du chagrin
et de l’affliction. Sur les lieux où les tortionnaires avaient parqué les
femmes et les enfants de Telz avant de les abattre nuit après nuit, elle a
projeté sur mon existence un faisceau d’amour et d’espoir.
Sous les
étoiles blanches des cieux de Lituanie, j’ai compris qu’elle avait toujours
accompagné mes pas, qu’elle respirait dans mon souffle et que j’avais toujours
été partout où elle s’était trouvée. Mon travail d’écriture avec mon père,
comme mes propres réalisations, sont un hommage à sa personne, à sa mémoire et
à son Dieu, sur lequel mon père, moi-même et toute notre famille avons toujours
tant à dire et à disputer.