VINKL LITÈ Rhinocéros. Nozhorn.
L'excellente traduction du texte de Ionesco
par Eli Rosen aurait justifié que j'écrive cette rubrique sous cet angle uniquede la langue et de la traduction. Le sujet de la pièce touche cependant une corde si sensible en ce
temps d’effondrement social et politique que ce ne sont pas des idées relatives
à la culture yiddish et à son développement qui sont venues nourrir ma réaction
à ce spectacle. Le plaisir d’être assise à côté d’un jeune homme qui est le
père de l’une des actrices, Macha Fogel, et le fait que la mère de Macha était mon
élève de yiddish lorsque son père l’a rencontrée dans les murs de la
bibliothèque Medem au début des années 80, et même le fait que j’étais à leur
mariage et que Pinie ait élevé et fait grandir ses enfants dans un délicieux
yiddish galitsyaner n’était pas une satisfaction assez grande pour me distraire
de l’impression pesante produite par la pièce.

Il me semble que le metteur en scène, Moshe Yassur, qui a davantage en commun avec Eugène Ionesco que leur Roumanie natale (c'est la vie qui est basurde, pas mon théâtre), a tiré de cet espace exigu toute l'ouverture qui pouvait donner sur un extérieur asphyxiant. Sa première mise en scène de Rhinocéros au Théâtre municipal de Haïfa, en 1962, avait eu un tel écho qu'elle a imprimé à l'hébreu un néologisme désignant ce que nous appelerions en français une mentalité de meute, "rhinocérosification", "rhinocerotsifikatsya".
Si l’on met de côté
le fait que je suis extrêmement impressionnable au point d’avoir peur parfois
même au théâtre – ne parlons pas du cinéma où la fiction pousse toujours de
plus en plus loin l’effet de réel – la scène clé est celle où Jean (l’acteur
Eli Rosen, qui est aussi traducteur, est-ce un hasard ?) se transforme de spasmes
en convulsions, se transfigure en un rhinocéros, abritant sa demi-nudité sous une couverture
où il tremble d’abord de fièvre puis subit toute une série de métamorphoses qui
changent ce mentsh à peu près
policé, sous son costume clair et son menton bien rasé, mais dont nous avons déjà perçu les failles en une vilde khaye,
une bête sauvage que nous avions senti gronder dans ses mâles accents et son
intélorante attitude surblombant ses contemporains de son supposé savoir sur
presque tout, son intransigeance et sa prétention à ne pas nourrir de préjugés
…. contre les rhinocéros. À l’opposé de son ami Béranger, interprété par Luzer Twersky, une sorte de looser maladroit, sympathique et alcoolique qu’il regarde
de haut et abreuve de ses conseils, qui s’efforce avec peine de s’évader des contorsions cérébrales de son ami Jean, de sa foncière malhonnêté intellectuelle,
tout en essayant vainement de le protéger jusqu’au dernier instant du processus de soubresauts qui engendre son épaisse carapace. À ce
moment-là du développement de l’intrigue, nous avons plus ou moins saisi les
sources ou les implications de ce passage d’homme à rhinocéros, une sorte
d’opportunité ou de malédiction qui touche les égoïstes, les arrogants, les
hubriques, les admirateurs de la force. Une altération de la psyché qui affecte
des caractères autoritaires, démagogues, dépourvus de véritable empathie.
Puis d’autres personnages sombrent, sont
affectés, cèdent à la culture bientôt dominante des rhinocéros. Ceux – presque
tous – qui préfèrent les voies de la conformité au risque de se lever pour
faire entendre leur rébellion ou leur singularité finissent par rejoindre le
troupeau, les pédants, les mesquins, les peureux, les bien-pensants. Des images qui n’évoquent pas que le passé. La question de la culture
humaniste surgit avec régularité à travers le personnage du logicien, Botard,
interprété par mon ami le journaliste et excellent yiddishiste Alec Leyzer Burko. Certains critiques de la pièce ont vu dans ce personnage le talmudiste coupant les cheveux en quatre, selon une vision de l'étude talmudique qui remonte aux Lumières, que j'avais discutée il y a longtemps et critiquée dans un article consacrée à Ernest Renan. Sa parole se perd dans des raisonnements alambiqués, des calculs
byzantins, des syllogismes et pas mal d’âneries. L’intellect des professeurs
Tournesol est desséché et semble ne plus rien avoir à opposer à la force brute,
les humanités – peut-être comme les autorités académiques pendant la période
nazie – ont dit leur dernier mot en déshumanisant les sciences humaines. Chez Ionesco, ce ne sont pas les boutiquiers et les petites
gens qui offriront une résistance à la vague sauvage qui déferle, mais
Beranger, l’être sur qui les conventions glissent faute de désirer ressembler à ses contemporains, lui
qui est sujet au désespoir et au doute sur lui-même, lui qui frémit d’émotion
pour son ami et avait échoué à comprendre les conventions de la société d’avant,
avant que les rhinocéros ne la subjugue, lui qui ne suit même pas la horde par amour d'une blonde, Daisy ... désir (Malky Goldman). Car il est aussi question de
séduction, de désir, de culpabilisation, de gagner au nouveau régime des mastodontes la dévotion des futurs serviteurs . Les grands chefs autoritaires ont toujours fait
vibrer cette corde émotionnelle, appelant à la loyauté, s'évertuant à unir autour d’une
image à la fois caressante et menaçante.
Avec une économie de
moyen remarquable, Rhinocéros évoque les méthodes par lesquelles le facisme –
et toute entreprise autoritaire qui entend bailloner la liberté individuelle – étend
son emprise sur la société. Quand presque partout sur la planète les
oppositions, les marginalités, les différences font face à une violente
réaction politique, nationaliste ou religieuse, il est évident que les échos de
cette pièce ne résonnent pas seulement dans le passé mais aujourd’hui même,
dans nos vies de citoyens. Ainsi, ceux qui minimisent les dangers représentés
par l’extrême-droite américaine (et pas seulement américaine) et son influence de plus en plus grande sur le
pouvoir de la plus riche nation du monde ne le savent pas... Mais certains de
leurs arguments rhétoriques ont été écrits par Ionesco et mis dans la bouche de
ses personnages. Pourquoi ne pas s’allier avec eux ? Ils ne sont plus si
dangereux. Après tout, il faut les connaître de l’intérieur pour mieux les
comprendre, et la plus perverse peut-être, leur pouvoir donne raison à nos critiques … Le danger vient de l’autre côté, entend-on à présent, de cet autre
groupe de Rhinocéros, là, encore plus agressif que celui-ci… Y a-t-il des
raisons d’être moins désespérés parce qu’il y a deux groupes de rhinocéros qui
s’affrontent ?
Eli Rozen et Luzer
Twersky sont deux acteurs qui nous viennent du milieu hassidique. Leur yiddish,
comme celui de plusieurs autres acteurs qui ont grandi dans cette langue –
Malky Goldman (Daisy), Mira Kessler, Macha Fogel – est un véritable bonheur à
entendre. Bien sûr à mon oreille litvak, cela ne va pas toujours de soi et il
m’arrive même de manquer une réplique. Après avoir vu récemment le film Menashe,
qui est tourné, entièrement en yiddish, à la façon d’un enquête
anthropologique, par un réalisateur au cœur assez tendre pour le hassidisme, Joshua Z. Weinstein, j’ai lu avec une certaine émotion et quelque esprit de corps la note du traducteur, Eli Rosen (il porte tout de même la moitié de mon patronyme …).
Citant l’échange évoqué plus haut : Tu ne voudrais tout de même pas être
un rhinocéros toi-même, demande Beranger à Jean, qui lui rétorque :
Pouquoi pas, je ne suis pas comme toi une victime des préjugés. L’auteur
poursuit : « Pour quelqu’un qui a grandi dans le monde homogène et dogmatique
du hassidisme, cet échange rappelle quelque chose. Le dogmatisme religieux, et
en l’occurrence politique exige toujours une conformité irréfléchie de la part
de ses adeptes, les agrégeant en
groupes blancs ou noirs, mais jamais ensemble. Quand ces dogmatiques sont
accusés d’étroitesse d’esprit et de préjugés intellectuels, ils ont toujours
recours à des jeux d’acrobatie mentale, retournant les arguments cul par-dessus
tête et accusant celui qui questionne d’avoir des préjugés contre leur mode de vie.
Toute tentative d’entamer un échange intellectuel avec eux rencontre l'oreille d'un sourd ... » Eli continue en évoquant ses efforts pour
se dégager de ce monde en noir et blanc, et la façon dont sa traduction yiddish
de Rhinocéros est forcément largement émaillée de langue religieuse et
talmudique.
Lorsqu’en attendant
la sortie de celle qui était pour nous l’actrice principale, Macha Fogel, je
confiais à mon amie Pinie, à la sortie de la pièce, que cette figure d’homme
seul contredisait peut-être une certaine réalité historique, celle des
résistances, des solidarités, des organisations de lutte contre l’oppression,
le racisme, l’injustice, il me répondit que lui cette figure de la solitude
l’avait bouleversé, et je crois bien avoir perçu des larmes quelque part entre
sa voix et ses yeux. C’est la force de l’art et du théâtre de nous confronter
avec des figures du politique qui nous touchent au plus profond, dans les
moindres recoins secrets de notre être, là où se négocie la fidélité à des traditions
et le pouvoir d’un seul être humain à exercer son libre-arbitre, radicalement,
dans sa vie personnelle et intime, comme dans sa présence à la société et au
monde.
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