mardi 31 octobre 2017

ERSHTER YORTSAYT ערשטער יאָרצײַט

VINKL LITÈ
Papa avait un goût prononcé pour le chiffre 1.


Né le 1er mai, il est parti le 1er novembre qui correspondait aussi l'année dernière 5777 au 30 Tishri, soit le 1er jour de Rosh hodesh Heshvan!
Ce n'est pas non plus parce qu'il est mon héros numéro 1 - c'est banal chez les filles, paraît-il - qu'il n'a pas été un héros.

Nous découvrons au fil de sa biographie son intelligence de petit garçon voué à être le gagne-pain de la maisonnée, d'adolescent turbulant se livrant sans le savoir, défi après défi, à une forme d'initiation éphébique (Le Chasseur Noir de Pierre Vidal-Naquet ne lui a été connu que bien plus tard, par mes soins).
Bon, voler des pommes dans les jardins les plus difficiles d'accès n'est pas comme de courrir nu à travers la forêt la nuit durant.... Mais il y avait le lac été comme hiver et les aventures qu'il offrait, et le travail tard, très tard, dans la nuit, chez tous les patrons tailleurs dont il a gravi les échelons, du plus médiocre au plus sophistiqué de Telz. Une enfance prolétarienne avant même de savoir ce que ce terme signifie.
Son épreuve la plus difficile aura peut-être été de surmonter tout sentiment mesquin (notamment par rapport à son frère aîné qui peut à loisir étudier, pratiquer le sport et faire de la politique), afin de se montrer digne de la seule qui ait sur lui quelque ascendant, sa mère vénérée. Une figure tendre du judaïsme lituanien, éclairé, rigoureux, et sans aucune fioriture, comme on les découvre dans la littérature yiddish. Une soeur spirituelle de la mère de Haïm Grade, telle qu'il la décrit dans Der mames shabosim (1955).


Quatre garçons à la maison et quatre yeshiva bokherim pour faire bon poids. Ils sont là aussi pour distribuer la nourriture spirituelle contre un peu de nourriture terrestre. À Telz, comme dans tout le monde ashkénaze, c'était une tradition - esn teg, littéralement manger des jours - de loger et nourrir les étudiants de la Yeshiva, la plus prestigieuse institution de la ville juive, quand bien même la maison était pauvre. Ils assuraient ici une présence masculine, éducative et morale en l'absence du père.

L'arrivée de la guerre et l'éclatement du monde familier ouvrent au jeune Ulysse les routes aventureuses et inquiétantes où il va exercer sa métis et son sens de la survie.
Survivre comme réfugié jeté sur les routes bombardées ou plus loin, au hasard des errances, aux confins du goulag sibérien, avec un croûton de pain au fond de son balluchon, exige un flair de fuyard.
Interné dans un kolkhoze uzbek où il est réduit à l'état d'esclave avec un groupe de komsomols, Moishe insiste (hormis les ripailles de leurs geôliers) sur la solidarité du groupe.
Claivoyance dont beaucoup d'internés ont témoigné. C'est l'empathie et la solidarité qui sauvent ...
Jusqu'au moment où fracturer les garde-manger des Ouzbeks est la condition sine qua non pour se remettre du typhus à l'hôpital. À chaque étape, il faut faire preuve de discernement.
En temps de guerre, rejoindre les forces armées c'est d'abord sauver sa vie, s'en remettre à la puissance d'un corps militaire organisé pour quitter sa condition de réfugié à demi nu, de feuille d'automne ballotée au gré du vent. L'hiver appelle la formation en bataillon.
Moishe ne se coule dans la discipline militaire que pour mieux l'éluder, il n'échappe au sort de la chair à canon qu'au prix d'un jeu où il brave la mort les yeux dans les yeux.
L'uniforme ne protège plus, c'est une danse macabre que celle des éclaireurs qui franchissent l'Achéron et reviennent ou pas. Quel était le facteur chance ?
Probablement pas beaucoup plus élevé que les quelques heures de survie d'un soldat dans la bataille de Stalingrad.

L'après-guerre consista à nager entre deux eaux, en conférant au prestige de l'uniforme la protection dont les Juifs ont cruellement besoin dans cette période de prise de conscience tragique et de désespoir qu'il faut malgré tout appeler espoir. L'intelligence rusée est ici vitale, la connivence avec l'"Ami".
Comment se forger la lucidité nécessaire pour se sortir des bras de fer du bloc qu'était le monde soviétique, dont Moïshe est un produit de guerre, puis un cadre en temps de paix ? Les Soviétiques savaient parfaitement repérer les garçons doués pour en faire leurs cadres ou les envoyer au goulag. Selon leurs besoins.
Il suffit de s'attarder sur le regard de Moishe sur cette photo d'après-guerre. Il faudra l'amour d'une femme et les tendresses de deux petits pour l'adoucir, ce regard douloureux d'un homme qui n'a pu sauver ni sa mère ni ses frères, d'un guerrier malgré lui, comme un demi-million d'autres hommes et femmes (il ne faut pas les oublier) juifs enrôlés dans l'armée rouge, un demi-million qui auraient donné leur vie pour l'honneur de leur peuple et serrer encore une fois entre leur bras leurs bien-aimés anéantis.

Il n'y a qu'une dizaine d'années séparant la fin de la guerre de notre fuite de Lituanie. Imaginez le discernement qu'il lui aura fallu, avec maman, l'inflexible Rosa Portnoï, pour nous extraire du destin soviétique auquel nous étions promis. Et la détermination pour quitter la famille de maman, sa mère, ses soeurs rescapées. Il faut d'abord à ce courage un perspicacité quasiment visionnaire. En 1956, personne ne sort.
Yitskhok Niborski évoquait dans son introduction à l'Odyssée d'un voleur de pommes la curiosité de cet autodidacte, j'ajouterai que Moïshe adorait les oeuvres complètes pour mieux les dévorer
du début à la fin. Il aimait découvrir un auteur et cheminer longuement avec lui jusqu'à adopter son regard, sa perspective, sa psychologie. Goût de l'étude et intellection.
Papa observait tout le temps, parlait peu, ne bavardait jamais, mais aimait la discussion. Il émettait parfois des jugements peu charitables mais avait pour les êtres humains, les plus fragiles surtout, une immense empathie et sur les puissants un regard sans attendrissement excessif. Le monde, il le regardait sur une carte géo-politique. Héritage de l'Université marxiste-léniniste où il avait été coopté ...
Le dernier coup de génie aura consisté à enregistrer son livre environ quinze ans avant que quiconque ne réalise la valeur de ces quatre cassettes destinées aux lecteurs paresseux de demain ou aux gens dont les yeux sont fatigués. Moishe avait prévu de laisser son héritage sous différentes formes, histoire de couvrir les technologies du futur.
https://www.yiddishpourtous.com/l-odyssee-moyshe-rozenbaumas

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