Pour Yann Cohen
VINKL LITÈ, la petite rubrique que je tiens sur la page de Yiddish pour tous, tout comme ce blog sont - dans le fond, sof kol sof, en fin de compte, tout bien réfléchi des interrogations sur les supposées identités, et tentent de répondre à la question « Vu iz aheym », « Where is home », « D’où est-ce que je viens ? », ou encore « Dans quel état j’erre ? », « Où cours-je ? ». Notez au passage combien il est compliqué de traduire cette expression si naturelle en yiddish ou en anglais, vers le français qui ne s’en laisse pas compter sur les origines. L’un d’entre vous trouvera sans aucun doute la solution élégante. Cosmopolite consubstantielle, je me laisse toutefois émouvoir par un peu de terre à mes souliers ou le son du clocher qui fait couler l’encre de Péguy – ou le sang des patriotes*). À critiquer les chimères, que reste-t-il de notre même si ce n’est l’autre du même ? Il n’y a après tout que le visage dans son irréductible singularité et son immuable vulnérabilité.
Abusant de cette critique, voici de quoi s'égarer en quête de l’introuvable Ashkenaz aussi légendaire que l'exotique Sefarad, et aussi mythique que tous les territoires imaginés de nos cultures autant polysémiques que ... polysémites.
Séfarade et Ashkénaze ça n'existe pas. Des constructions d’identités qui ont fluctué avec le temps et les lieux, et le fruit – pour la première – de l'histoire coloniale et post-coloniale. Une tribu de la grande civilation juive qui pendant un temps est en sandwich entre l'Orient de la conquête arabe et l'Occident de l'inquisition espagnole. Définir ses ancêtres - notamment ses parents bien-aimés - par les qualités de courage, droiture, de fidélité, par leur absence de matérialisme, leur amour de vie, leur pugnacité, est une passion partagée par toutes les tribus du peuple juif, sinon par toutes les tribus de la terre. Si l’on désire s'enfermer dans des identités de plus en plus étroites, il faut alors chanter les vertus de son shtetl, de sa ville, de son bled, de son hameau, de son clocher, de son rocher. Les Juifs d'Étiopie et d'Iran demandent justice, ni ashkénazes, ni sépharades, alors quoi ?
Dès lors qu'il s'agit d'étudier la culture, le folklore, les usages, la musique, la nourriture, les mentalités, la littérature, l'histoire, les langues d'un groupe, c'est autre chose. Mais là, précisément, on se rend compte que les délimitations communes ne fonctionnent guère. Étudiés de près, la plupart des particularismes se dissolvent, les soi-disants traits de caractère davantage encore. Les folklores se rapprochent et s'inspirent les uns des autres. Pendant des siècles les grands sages du judaïsme d'Orient et d'Occident du sud, et ceux d'Orient du nord (regardez une carte géographique), je nomme ainsi nos rabbins, ont échangé des réflexions, commenté des décisions et péleriné les uns chez les autres dans le plus grand respect. La fracture (c'est juste une égratignure de l'histoire) ashkénaze et séfarade est en réalité le fruit de la décolonisation et de la soudaine poussée démographique (notamment en France) d'une population qui vient renforcer le judaïsme local (je ne dis pas ashkénaze, car il est précisément largement composite – Alsaciens, Portugais, Juifs du Pape, Polonais et autres communistes de tous les pays … ) saigné par la déportation. Cette fracture se renforce en proportion de l'affaiblissement du rapport à la culture. Dans les communautés libérales où l'accent est mis au moins autant sur l'enseignement de l'histoire juive que sur les connaisances religieuses, cette fracture devient d'autant plus négligeable que la plupart des mariages sont mixtes (avec des goyim aussi) et que l'accent est mis sur le savoir. Les enfants issus de ces mariages sont bien contraints de se "trouver" des identités un peu plus riches, mélangées, complexes, réelles ou imaginaires. En l’absence de solide terreau, Israël et la religion fournissent des relais parfaitement convainquants.
Ce qui reste difficilement réductible au folklore et à des coutumes locales (parfois même familiales), c'est la production littéraire, et donc le rapport à la langue dans son usage le plus sophistiqué. Mais même là, les grands écrits font parfois se rejoindre un Albert Cohen supposé oriental et un Bashevis Singer classé dans un Occident tout aussi mythique. Le marranisme des uns et les hérésies des autres produisent des courants d'idée que l'on retrouve de droite et de gauche, si j'ose dire, et surtout de gauche. Les passerrelles sont si nombreuses qu'il est impossible de comprendre le socialisme juif du Bund (ni le communisme, ni Bernie Sanders) sans connaître l'histoire des hérésies juives du sabbatéisme et du frankisme. Pas davantage ne peut-on comprendre le mouvement des communistes juifs d'Égypte ou d'autres pays du Maghreb sans connaître l'action de l'Alliance israélite en Afrique du Nord. J'en passe. Alors entre les Peretz de Lituanie et les Ashkénazi d'Égypte, qui est séfarade et qui est ashkénaze ?
Les Juifs d'Afrique du Nord et d'Asie ont créé de magnifiques cultures tout en constituant des populations extrêmement réduites en nombre. Mais le tempérament induit par la place de culture et de population minoritaires a énormément en commun (beaucoup plus qu'on ne le dit) avec le judaïsme d'Europe qui constitue au tournant du 19e et du 20e siècle ce que Abba Kovner appelait "la plus grande tribu d'Israël" (numériquement, il va sans dire) puisqu'elle forme à ce moment 90% de la population juive.
Enfin, une partie non négligeable des Juifs d'Espagne et du Portugal qui ont fui l'Inquisition sont allés jusque dans les contrées du nord de l'Europe, d'où les Peretz, Kamhi, Kimhi, Sasson et bien d'autres noms qui sentent la fleur d'oranger. D'après certaines sources du musée Bet Hatfutsoth de Tel Aviv, jusqu’à 20% des Juifs de Lituanie pourraient, à l’instar de ceux d’Amsterdam, descendre des Juifs d’Espagne et du Portugal fuyant l’inquisition. Difficile à vérifier, sauf ... par le physique de ma maman. Les Juifs d'Afrique du Nord appartiennent à une population dont l'enracinement remonterait parfois à l'Empire romain – voire même à la domination hellène sur l'Egypte**), et qui a été arabisée en même temps que les autres populations locales. La séfaritude lui est venue beaucoup plus tard à travers une ou plusieurs vagues de migrants, et plus tardivement encore via les marranes d'Italie. C'est passionnant, mais précisément parce qu'il est difficile d'enfermer ces cultures dans une catégorie uniforme. Celle-ci n'existant pas.
Et voilà que les frontières d’Ashkénaze, que l’on savait mouvantes, qui sont essentiellement le résultat de « déplacements de populations », voilà que ces frontières, sans disparaître entièrement de nos cartes géographiques, se décalquent sur celles de la langue yiddish. Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est une langue … C’est sans avoir conscience de tout cela, avant de le formuler clairement, sans être capable d'écrire et penser distinctement ce rapport aux lignes confuses de l’identité que j’avais écrit et réalisé un film sur la vitalité du yiddish dont le titre était … [Nemt] : une langue sans peuple pour un peuple sans langue et qui inscrivait déjà cette géographie dans un imaginaire lié à la langue.
*) Mireille Bélis, Sang d'encre. Lettres de soldats vosgiens pendant la grande guerre 1914-1918, Les cahiers de la liberté de l'est.
**) Joseph Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Égypte de Ramsès II à Hadrien.