mardi 14 février 2017

Bon anniversaire Reyzele

VINKL LITÈ

Pouvais-je refuser d'écrire un papier en yiddish sur mon projet Bat Kama At, pour la revue culturelle אויפֿן שוועל Afn Shvel (Sur le seuil), qui paraît depuis soixante-quinze ans, dans son numéro 374-375 consacré aux femmes juives : "Di yiddishe froy"?
Quand bien même mes parents parlaient et s'adressaient à nous en yiddish à la maison, j'ai dû apprendre à écrire lors des premiers cours pris à la bibliothèque Medem en 1979 avec Yitskhok Niborski. Comment dire ? Je n'ai jamais été une très bonne élève en Yiddish, préférant de loin utiliser mes facilités à faire des jeux de mots bi ou tri-lingues, à goûter ma découverte de la littérature, et à me livrer au plaisir le plus profond, apprendre et chanter des chansons dont j'avais la sensation de les avoir toujours connues. Tout plutôt que de me pencher avec sérieux sur la grammaire et le vocabulaire. D'autant plus que commençant avec les premières leçons de College Yiddish d'Uriel Weinreich, l'impression de "savoir déjà" se répétait à l'instar de ce qui s'était produit en quatrième quand j'ai commencé le russe au lycée. Cela n'empêcha pas mon bien-aimé professeur de repérer mon yiddish vernaculaire pas forcément très tenu - je sais depuis que j'ai écrit cet article que j'use volontiers de daytshmérismes - mais fort naturel, et de me propulser devant une classe de débutant. C'est à ce moment-là qu'il m'a fallu acquérir pour le bien de mes élèves un peu plus que des rudiments de grammaire. Je le fis avec la même passion que je mets à toute entreprise, et pendant quelques années, j'apprenais ce dont j'avais besoin pour le transmettre à des élèves parfois débutants, parfois plus avancés. J'aimais plus particulièrement faire lire des textes historiques qui me permettaient de recouper paresseusement plusieurs de mes champs d'intérêts.
Cet article je le devais à ma mère Rosa Portnoi Rozenbaumas qui aurait eu 96 ans aujourd'hui. Elle avait rêvé depuis le primaire de fréquenter le gymnasium Yavne de Telz, parce qu'y enseignaient des maîtres et des maîtresses qui avaient acquis une renommée auprès des fillettes et des familles de ce shtetl à peine plus grand qu'un baillement.
Je remercie donc ici Yitskhok Niborski de m'avoir alors propulsée devant une classe de yiddish, d'avoir toléré mes tremblements de genres (parce que je suis une Litvatshke) et d'avoir bien voulu relire cet article. Ma reconnaissance va à Sheva Zucker, l'éditrice de Afn Shvel, dont la patience mérite d'être soulignée. Tous mes efforts pour avancer des idées trop intriquées et glisser des concepts articulés à la française ont été déjoués. De toute évidence mon cerveau litvak avait appris à émettre sur une longueur d'onde voltairienne. Archives du Gymnasium Yavne à l'appui, mes constructions n'auraient peut-être pas heurté des étudiantes qui avaient lu - en hébreu ... - Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Novalis et les sentimentalistes anglais, sans négliger la littérature hébraïque moderne.
Écrire en yiddish pour une revue résolument yiddishiste sur des jeunes filles fréquentant un lycée où l'enseignement est prodigué en hébreu (hormis pour le latin et les langues) relève d'un exercice d'équilibre. Si elle brouillait les lignes de certaines oppositions, ma recherche sur l'éducation des jeunes filles au Gymnasium Yavne avait parfois du mal à rencontrer son public. Apprendre c'est Vivre, School Was Life, des mois et des années de conception et d'écriture, d'organisation et de coordination des énergies, pour ne pas parler du nerf de la guerre, la constitution des dossiers de financement, et la quête des soutiens institutionnels. Interviews des dernières étudiantes survivantes à commencer par ma mère, projet de transmission, projet d'exposition. Je marchais sur un fil, mettant en lumière le caractère avancé de l'éducation prodiguée à ces jeunes filles dans un établissement non seulement fort religieux, mais passablement orthodoxe. Le titre choisi pour mon article, "A zivug gemakht min ha-shamayim : frumkayt hot khasene mit der velt",   "A Match Made in Heaven: The Marriage of Piety and Worldliness" - "Un mariage conclu en Haut-Lieu, piété et sécularité dans le lycée Yavne de Telz" tente de saisir ces tensions. Comment faire comprendre de quoi il retroune à des libres penseurs convaincus de la nature rétrogade de la religion et ... qu'avais-je à dire et à offrir aux religieux, aux orthodoxes, et à ma famille adepte du rebbe de Lubavitsh à travers ce projet ?
Qu'avais-je à offrir de façon générale à ceux qui ne voyaient dans ce projet qu'une quête exclusivement liée à une histoire familiale ? L'idée s'est imposée très tôt, faire comprendre l'histoire d'une collectivité en la transmettant à une autre collectivité me ramena sur les pas de Reyzele, dans sa Telz natale, Telsiai en Lituanie. C'est là que j'ai proposé au directeur du lycée catholique local, Robertas Ezerkis, de porter cette histoire éducative à la connaissance de ses élèves sein du lycée catholique Vincento Borisevicius, puis dans l'Académie d'Art avec l'aide des professeurs Zita Inčirauskienė‎, Romualdas Inčirauskas à qui l'on doit la plaque commémorative posée aujourd'hui sur le bâtiment qui fut celui de l'école (son oeuvre est exposée au Vilna State Jewish Museum). Avec une grande compréhension de l'histoire des Juifs de Lituanie, ces enseignants ont dirigé les étudiants, alors en dernière année, aujourd'hui artistes confirmés, qui ont créé des oeuvres d'art remarquables de profondeur et de spiritualité célébrant les vies de ces jeunes filles. Je continue à poser la question sous forme de colle quand je rencontre des artistes : comment représentez-vous l'excellence dans l'éducation ?
Enfin, j'ai eu la chance que l'auteure et metteur en scène, Laimutė Pocevičienė, bien qu'elle ne connaisse ni l'anglais ni le français, entende parler de ces jeunes filles juives, explore mon site avec l'aide d'une professeure d'anglais et écrive une pièce, "Esquisses de l'espoir de la ville aux sept monts" , qu'elle a mise en scène avec une petite troupe d'enfants et d'adolescents qu'elle dirige à Telsiai. La photographie qui suit fait partie d'une série prise par Alain Le Roy lors de l'inauguration de l'exposition célébrant le 95e anniversaire de l'ouverture du Gymnasium Yavne, le 6 septembre 2015, en ma présence.
La jeune fille que l'on voit ici à droite (6 septembre 2015), puis à nouveau sur la couverture de Afn Shvel, les mains posées sur ses genoux, sur une photographie prise lors d'une représentation dans le théâtre municipal de Telsiai (quelques mois plus tard), incarnait ma mère Rosa Portnoi. Lorsque j'ai assisté à la représentation lors de l'inauguration de l'exposition et avant que je prenne moi-même la parole, les jeunes acteurs m'ont entourée pour m'offrir un médaillon en céramique représentant la ville de Telsiai, cousue sur une petite pièce de toile de jute. Cette grande jeune fille attendait poliment pour me parler, et elle croisait ses mains devant elle comme je l'avais toujours vu faire à ma mère (sur cette photo de classe assise à gauche devant) .
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At the occasion of the publication of my article in Yiddish about my project Bat Kama At, I want here to express my gratitude to all my friends in Telsiai (Telz), Telšių Vincento Borisevičiaus gimnazija, Garbaliauskas MatasJurate Normantiene, in Telsiai Art Academy, Pr. Zita Inčirauskienė‎, and Romualdas Inčirauskas who carved the commemorative plaque on the building of Gimnasium Yavne. Thanks to their understanding of Jewish history in Lithuania, young artists yesterday students, today confirmed, Simona RemeikaitėKristina BalsytėRytė Krakauskaitė, have created art works celebrating the lives and education of these young Jewish girls.
These works were also presented at the exhibition celebrating the 90th anniversary of Gimnasium Yavne at the Alka Museum in Telsiai, in September 2015, where Alma Jankauskienė, director of the Archives, invited me to present my project (thank you Ele for being the interpreter of my lecture) to a very warm audience of teachers, students, archivists and Telsiai inhabitants. The presence and support of Monika Jankauskaite, as well as her experience in the Lithuanian nature allowed me to locate one of the massacre place of the girls that was unknown to me.
I was blessed that playwright and director Laimutė Pocevičienė, with the linguistic support of Ele Kakanauskiene the play "Vilties etiudai iš Septynių Kalvų Miesto“ with her theater company of Telsiai. The play that I saw in Museum Alka was exceptionally well played by the children and well directed. It was created in Telsiai in 2013 (for the inauguration of the memorial plaque on the school) by playwright Laimutė Pocevičienė, based on my project Bat Kama At.
For the cover of this issue (374-375) of the Yiddish cultural magazine Afn Shvel the editors chose a photo of a representation given in the City Theater in March 2016. The young girl on the right, with hands on her knees played a character named Rosa Portnoï, my mother's name. When I first saw her on September 6, 2015 in Museum Alka, after the play and after my own lecture, a few young actors were waiting to speak with me, and she was quietly on the side with her hands quietly crossed on her lap as used my mother here 1st left on the front.




I was honored to write in this issue. For the cover the editors chose a photo of a play written and created in Telsiai in 2013 by playwright Laimutė Pocevičienė, based on my project Bat Kama At. The young girl on the right, with hands on her knees played a character named Rosa Portnoï, my mother.

נײַער נומער „אויפֿן שוועל“ געווידמעט דער ייִדישער פֿרוי אַחוץ אַ ריי אַרטיקלען וועגן פֿרויען אין דער ייִדישער קולטור געפֿינט מען אויך אַרטיקלען וועגן מעדיצין, די ייִדישע שריפֿטן פֿון אלי וויזעל און אַ ביכער־רעצענזיע פֿון אַ 13־יאָריקער מחברטע. YIDDISH.FORWARD.COM

mardi 7 février 2017

Note préliminaire à ma traduction du yiddish de Hitler et les professeurs de Max Weinreich



Je ne saurais dire combien j'ai aimé écrire en avril 2013 cette note liminaire apparemment anodine où les détails obsessionnels le disputent aux références cachées. M'accompagnaient alors un dialogue sur le caractère mystique de la discussion entre Scholem et Benjamin, mes années passées au YIVO de New York auprès de Hershl Paul Glasser, alors à la tête  du centre Max Weinreich, co-éditeur du Comprehensive English-Yiddish Dictionary, les mânes de mes propres origines lituaniennes, ma ville natale de Vilna où j'ai passé mes plus tendres années. 
Se dessinaient aussi toujours avec plus de précision les contours d'une certaine déchirure qui allait se préciser au fil des années, et se couvrir du petit filet d'or des restaurations de céramiques japonaises  : fille de l'école scientifique de Vilna ou de l'école rabbinique éclairée de Telz ? Dans la note qui suit, je suis nettement la fille de mon maître Pierre Vidal Naquet ... Si vous n'avez pas l'opportunité de rédiger une page avec une dizaine de notes de bas de page qui en entravent la lecture, saisissez la moindre occasion d'un petit texte qui ressemble à une douzaine de notes.




 Note préliminaire de la traductrice

Ce livre a été traduit à partir de deux originaux, le premier en yiddish ayant précédé de peu celui en anglais.

Le texte en yiddish publié dans les YIVO bleter du Yiddish Scientific Institute – YIVO comportait déjà tout l'appareil critique avec ses 476 notes de bas de pages et la reproduction de plus de quarante fac-similés. L’ensemble du texte paru en deux livraisons au printemps et à l’été 1946 est à présent accessible en ligne sur ce site, aux pages 6 à 166 et 220 à 323, correspondant aux pages 1 à 160 et 209 à 312 de l’édition papier en yiddish.

Les archives du YIVO conservent une brochure qui montre l’importance cruciale que Max Weinreich accordait à la collecte de matériaux émanant de l’Allemagne nazie pour la connaissance approfondie de l’histoire juive. Dans le fonds Weinreich conservé au YIVO, de nombreuses notes bibliographiques manuscrites agraphées aux cahiers détachés de la publication de 1946 montrent que l’auteur a continué de rassembler de la documentation et de mettre à jour la bibliographie du sujet après la publication du livre. Un facicule est cependant clairement à l’origine de l’appareil critique que l’on trouvera en bas de pages. Il s’agit de 40 pages publiées par le Yiddish Scientific Institute – dans la série « organizatsye fun der yiddishe vissenshaft » (« organisation de la science du judaïsme »), numéro 34, 1945 – sous le titre Deziderata fun nazi-literatur vegn yidn, suivi de cette mention ajoutée en travers de la page : “Helft farzorgn di dozike bikher far visenshaftlekhe forshung” ; Desiderata of Nazi Literature on the Jews. «  Help procure these books for scientific research » ; c’est-à-dire : aidez-nous à nous procurer cette littérature nazie pour faire avancer la recherche historique. La page de présentation est datée du 18 septembre 1945, soit quelques mois avant la parution de Hitlers professorn.

Aux notes de bas de pages ont été ajoutés dans l'édition anglo-saxonne deux index, celui des personnes et des institutions, puis celui des périodiques, des collections et des maisons d’édition qui figurent également dans une forme moins développée dans la brochure de 1945.

La plus grande partie de la bibliographie utilisée par Max Weinreich étant en allemand, les titres d’ouvrages, les mentions de collections et les archives à partir desquelles les sources sont citées ont pour la plupart du temps été laissées en allemand, en conservant les caractères romains pour tout ce qui relève du nom de l’auteur ou de la source (la désignation de l’archive par exemple), les titres de collections ou de séries, les titres d’articles entre guillemets. Les italiques, comme dans les éditions en yiddish et en anglais supervisées par Max Weinreich, ont été exclusivement réservées aux titres. Dans le cas d’un choix contraire, les notes de bas de page eussent été presque totalement imprimées en italique. De même, nous n’avons pas toujours cherché à unifier certains choix typographiques des noms de lieux. La logique historique et géographique de l’auteur, sa connaissance presque tatillone des graphies et des langues, au gré du mouvement des frontières, des inventions géo-politiques des nazis et de leurs lubies raciales nous ont semblé devoir être respectées tant est précis son savoir dans ces domaines. Toute intervention eût été présomptueuse.

Si la traductrice a parfois ajouté des notes précédées d’une astérisque, c’est qu’il lui est arrivé de rencontrer elle-même une difficulté de compréhension ou un doute. Il lui a donc paru nécessaire d’éclaircir le texte ou le contexte dans ce cas précis. De même, quelques notes ont été rédigées lorsque les deux versions divergent de telle manière que l’une ou l’autre apporte un éclairage supplémentaire sur le sens du propos ou sur la vision de l’auteur, voire sur ses sentiments. Dans l’ensemble, le texte yiddish est marqué par l’expression d’une ironie amère et douloureuse qui ne s’entend pas toujours dans l’anglais. Dans son étude des légitimations académiques du nazisme, l’auteur fait preuve le plus souvent de ce que Walter Laqueur a nommé dans son dernier livre sur l’antisémitisme d’un “détachement clinique”. Mais il lui arrive, surtout en yiddish, de s’éloigner d’un énoncé distancé pour laisser affleurer sa répugnance envers la perversion d’intellectuels qui détournent leur discipline afin de prôner une idéologie meurtrière, et sa profonde empathie à l’égard de son peuple. Immense linguiste, Weinreich maîtrisait sans doute déjà parfaitement l’anglais au moment où il a réalisé ou supervisé la traduction de ce texte. Il avait étudié et enseigné aux États-Unis dans les années 1930 et avait dû s’y réfugier en 1939, au moment où les Allemands déclenchait la guerre. Mais il est certain que sa pensée et ses sentiments, au-delà de la mise en forme du résultat de ce monumental travail de recherche et de synthèse, trouvaient une expression plus naturelle et plus idiomatique en yiddish. Le français de cette traduction se devait d’être attentif à cette légère différence de ton, et de faire entendre la voix du yiddish qui venait d’être rayé de la carte d’Europe de l’Est et auquel Max Weinreich consacrera le reste de sa vie. Par ailleurs, une lecture minutieuse fait apparaître qu’au contraire, des précisions ont été apportées lors de la traduction vers l’anglais, celles-ci devant bien sûr être maintenues.

Au total, la traduction de ce livre fait intervenir quatre langues. Dans la plupart des cas, les passages traduits de l’allemand ont été revus à partir des extraits originaux, notamment pour tous les extraits reproduits en fac-similé à la fin du texte. Le long document reproduit en pages 269-271, a été traduit de l’allemand par Gérard Marino.

Il va sans dire que l’on n’a pas cherché à améliorer le style abscons de la pseudo-science allemande dans les citations. Il était cependant nécessaire de traduire au mieux les idées délirantes et perverses des auteurs cités par Max Weinreich afin de les restituer à leur propre logique comme de rendre compréhensible la démonstration de l’auteur.

La traductrice a bénéficié des conseils d’Olivier Mannoni sur divers aspects, notamment pour les abbréviations de titres universitaires allemands, qu’il en soit remercié ici. Ma reconnaissance envers Hershl Paul Glasser, directeur du Max Weinreich Center au YIVO qui a fraternellement partagé son savoir et sa bibliothèque, demanderait à s’exprimer en yiddish, a hartsikn dank. Dans la plupart des cas, les mentions abbrégées demeurées opaques et les références d’archives qui semblaient énigmatiques ont été laissées telles quelles, respectant la minutie avec laquelle Max Weinreich a précisé la provenance et la référence de ses sources.




Et puisqu'il faut bien montrer la couverture du livre publié par Les Belles Lettres, Paris, 2013, la voici le lien avec avec ce très grand éditeur.