Au plus près de la vie
Je viens de réécouter L'Odyssée du Voleur de pommes pour la première fois depuis longtemps sur Radio Yiddish pour Tous. L'ensemble de l'enregistrement en yiddish de son manuscrit par Moishe Rozenbaumas est à présent conservé et archivé aux archives sonores du YIVO, et consultable sur demande auprès d'une conservatrice bien particulière, la petite-fille de l'auteur Eléonore Biezunski. Hormis l'émotion de retrouver la voix de papa – qui ne me quitte guère du reste – il y a toujours cette incroyable surprise d'entendre un homme qui voyait les choses venir, et était inspiré par cette Métis tant estimée par les Grecs anciens. Il savait qu'un enregistrement n'avait pas le même impact qu'un livre et avait deviné que l'archive sonore serait au plus près de la vie.
L'histoire linguistique de ma famille va à l'encontre de l'idée générale selon laquelle les femmes auraient été moins éduquées que les hommes et qu'elles auraient eu par conséquent accès au texte biblique et à la liturgie dans sa traduction en yiddish, le vaybtaytsh.Ma grand-mère Mere-Khaye a grandi dans le shtetl de Gorzd (Gargždai en liuanien) – un des premiers établissements juifs de Lituanie. Dans ce minuscule shtetl que Sholem Aleichem aurait qualifié d'“aussi large qu'un bâillement”, il existait un Club d'Esperanto qui est documenté par une photographie conservée au Washington's Holocaust Museum. Je n'avais pas connaissance de cette photographie lorsque j'ai jeté mon dévolu sur l'un des étudiants du Zummer Yiddish Program de Vilnius pour une interview figurant dans mon film [nemt]: une langue sans peuple pour un peuple sans langue. Mon héros de Biélorussie, Alexander Austraukh, explique que comparé à l'Esperanto qui est un “miracle mathématique”, le yiddish serait quant à lui “un miracle féminin”.Mere-Khaye, la mère de mon père, était connue comme une femme observante, priant en hébreu et l'écrivant probablement, capable de lire et de parler l'allemand (Gordz était à vol d'oiseau à quelques kilomètres de la frontière prussienne), conversant en lituanien avec ses voisins et, bien entendu, parlant et écrivant notre langue vernaculaire, le yiddish. J'ignore comment et où exactement elle a été scolarisée et éduquée, mais de toute évidence, sa culture n'était pas entièrement autodidacte. Elle est née autour de 1895. Je ne tiens pas ces faits seulement de mon père mais aussi de ma mère Rosa Portnoi qui se souvenait prier auprès d'elle dans la shul de Telz qu'elle fréquentait le Shabbes – les femmes allaient donc à la synagogue. Lorsque la famille eut quitté Gorzd quand la mère de mon père épousa mon grand-père Yitskhak Rozenbaum, et que la maison qu'ils partageaient avec une autre famille dans le hameau d'Endreyave eut été incendié, Mere-Khaye et Yitskhak s'installèrent à Telz, qui leur parut une localité d'une certaine importance et qui offrait quatre synagogues ou oratoires à sa population juive d'environ trois mille âmes, la moitié de la population totale de la bourgade.
Il semble que les langues aient été une disposition bien féminine dans ce vinkl Litè, ce coin du monde, parce que ma mère Rosa Portnoi était capable de parler sept langues. Fière étudiante du Telzer Gymnasium Yavne où la langue d'instruction était l'hébreu, elle communiquait couramment dans ce language (oui, Michèle, avec une obsession pour le dikduk) et en lituanien, cela allait de soi (avec toutes ses déclinaisons notoirement compliquée), elle se lamentait d'avoir manqué d'étudier l'anglais pour une raison que je trouvais curieuse, parce qu'elle avait appris le latin, disait-elle. Je devais découvrir beaucoup plus tard, dans les archives du lycée, à quel point cette information était exacte, puisque le latin avait remplacé l'anglais dans les matières enseignées par l'école précisément en 1931, deux années avant que ma mère soit admise au Gymnasium Yavne de Telz. Rosa apprit aussi assez d'allemand pour pouvoir converser, adopta le russe pendant et après la guerre par voie de soviétisation, et fit un effort systématique pour acquérir un français correct après notre immigration dans le pays en 1957. Et l'ai-je mentionné, une fois que j'ai commencé à l'étudier, elle ne m'a jamais laissé passé une erreur en yiddish sans m'interrompre pour me corriger ? La démonstration la plus épique de ses talents linguistiques se déroula lors de la visite d'un ami Italien, un mathématicien de Bari. Invité à la table de mes parents, il entendit maman réciter – elle avait une mémoire hors du commun – des vers en latin et s'exclama: “Mais c'est Catulle !” Comment ce poète érotique était-il arrivé dans la bouche de ma pieuse maman dans le très tsnyesdiker (tsnyes, les règles de la décence) Gymnasium Yavne ? Voilà bien un mystère que je ne suis jamais parvenue à éclaircir.
Notre climat multilingue heymish a été la raison pour laquelle je n'ai pas voulu établir un glossaire pour l'édition anglo-saxonne du livre de Moishe, The Odyssey of an Apple Thief. J'ai préféré inclure quelques notes de bas de page quand le contexte, une apposition ou un commentaire n'éclairaient pas suffisamment sur la signification d'une expression yiddish ou russe. Comme on le voit en lisant L'odyssée d'un voleur de pomme, l'intertextualité de nos plaisanteries multilingues et nos incessants commentaires sont l'étoffe colorée et chatoyante de ce livre comme elle a été celle de nos vies.
https://fr.radioking.com/radio/radio-yiddish-pour-tous/titresMerci encore Charles Yisroel Goldszlagier, Michel Grosman pour la voix des premiers enregistrements en français, Shura Lipovsky pour avoir autorisé d'emprunter son inoubliable interprétation de "Zing zhe mir dem nayem sher" en introduction et conclusion de chacun des épisodes. Et merci Moishe Rozenbaumas mon père d'avoir eu cette incroyable vision d'avenir et d'enregistrer tout ton manuscrit en yiddish en pensant à la postérité. Tes enfants, tes petits-enfants et tes arrières petits-enfants te remercient. Et tout les yiddishistes qui s'intéressent aux intonations des dialectes yiddish (Alec Elíeser Burko).