Pessakh : le plat de Résistance
Pour Mélinée, née un 18 avril à l'aube
Femme, photographe, juive au secret chez les partisans russes
Il y a six ans de cela je publiais sur Facebook la photographie d’une jeune femme chevauchant entre deux cavaliers, Le site de la Jewish Partisan Educational Foundation a depuis a ajouté de nombreuses informations à la biographie de Faye Schulman, résistante, partisan et photographe, née le 28 novembre 1919 à Lenin, en Pologne.
L’immense intérêt de ce site est que les documents y sont présentés par les interviews des survivants. Faye est non seulement le seul photographe connu chez les partisans russes, mais encore une femme photographe, qui a survécu, et commente des décennies plus tard les photographies qu’elle a réalisées et sauvegardées. Celle-ci appartient donc à un moment de la guerre où la situation de son unité s’était améliorée grâce à la capture de chevaux chez les forces nazies, vers la fin de 1944. “J'étais en mission photographique. J’avais deux gardes du corps. Ils étaient supposés me sauver si j’étais attaquée. Nous chevauchions dans la forêt et je remarquais une fille juive qui passait. “Regarde, une fille juive. Je hais les Juifs. Je les tuerais tous. Mais toi, tu es une Russe, c’est différent.”” Les Juifs dans les unités de partisans russes ou polonaises étaient souvent contraints de cacher leur identité. La lutte contre l’ennemi commun passait avant tout.
Faye Schulman a ainsi traversé la guerre sans broncher, encaissant, repartant à chaque mission contre les nazis qu’il s’agisse de photographier ou de faire le coup de feu, avec sa caméra en bandoulière et son coeur profondément enfoui sous sa peau endurcie et, après une prise de guerre, sous une fourrure en léopard.
C’est vêtue de cette élégante pelisse que Faye Schulman revient à mon souvenir grâce à l’article de mon amie Rokhl Kafrissen, Potatoes, Potatoes, keeping Peysekh is hard :
La fidélité héroïque
Rien de ce qui concerne la renaissance, le revival ou quelle que soit la façon dont on voudra désigner l'intense vie actuelle, la résistance et la revitalisation de la langue et de la culture yiddish n’est étranger à Rokhl Kafrissen. Elle est probablement la mieux informée des journalistes de NY et peut-être des États-Unis dans ce domaine. Ce qui frappe Rokhl est très exactement ce dont je désire vous parler en cette veille de Pessakh. En 1943, Faye Schulman décide de ne consommer que des pommes de terre durant la semaine de Pessakh. Il faut comprendre que le porc et le pain sont à la base de l’alimentation des groupes de partisans, que Faye Schulman est coupée de tout, et que ses parents, deux de ses soeurs et leurs enfants ont été assassinés en Pologne, abattus dans des fosses de sa ville natale (de la même façon que les Juifs de Lituanie), qu’elle n’a pendant des mois passés chez les partisans aucun contact avec un Juif, et qu’elle ne peut suivre cette diète forcée que dans le plus grand des secrets. Au cours d’une brève rencontre en 1942, son frère Kopel, qui avait été étudiant de yeshiva, lui avait donné la date où Pessah tomberait dans le calendrier julien en 1943. Impossible de ne pas penser à ma mère Rosa Portnoï qui refusa de manger de la viande de toute la guerre afin de ne pas risquer de consommer de porc.
Rokhl cite aussi les mémoires de Faye Schulman, A Partisan's Memoir: Woman of the Holocaust, et ses souvenirs de sa ville natale de Lenin dans des termes qui font écho à ceux de mes propres parents, évoquant leur ville de Telz (Telšiai en Lituanie) “une atmosphère idyllique; une communauté pieuse mais misnagid (opposants au hassidisme) moderne, où la vie juive se déroulait publiquement et avec enthousiasme (c’est moi qui traduit).” Ayant peut-être reçu beaucoup de ce que Rokhl Kafrissen a dû acquérir de culture yiddish, je me sens extrêmement proche d’elle lorsqu’il s’agit de mesurer mon propre engagement dans cette culture, mes points d’ancrage dans l’histoire juive et ce que signifie à un moment donné d’être fidèle à cet héritage, de le transmettre en lui donnant une forme à la fois profondément personnelle mais détachée de la question de l’identité.
Du bon usage de la trahison
Ce n’est pas d’aujourd'hui que me tarabuste la question posé par mon maître Pierre Vidal-Naquet, titre de son long essai d’introduction à la traduction (par Pierre Savinel) de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. Quel rapport entre un général juif prisonnier des Romains qui accepte de faire l’intermédiaire avec les Yérosolomites assiégés et une femme juive chez les partisans russes ? C'est une question qui exigerait un beaucoup plus long texte pour être seulement abordée. Cela touche à tout ce à quoi nous croyons et à ce qu'il convient de sacrifier pour conserver non pas sa pureté mais sa vérité, quand bien même celle-ci est musltiple. Il se trouve que le seul témoignage continu que nous possédons de la période romaine, jusqu’au siège de Massada et au bannissement des Juifs de Palestine par les Romains est le récit de Flavius. C’est dans les épreuves que se forgent les caractères des individus et ceux des peuples. Il n’y a aucun mérite absolu à appartenir à un peuple ou à une culture, à une ethnie ou à quelque communauté dans laquelle le destin nous a fait tomber. Mais celui qui se donne pour tâche de témoigner dans la tourmente renonce pour un temps à juger, et ne doit pas être jugé.
C’est avec le matériel que nous offre une société et un temps que nous construisons notre rapport intime et unique à notre ou à nos cultures. Héritière de plusieurs tradition du judaïsme, mais aussi de l’histoire soviétique que L’Odyssée d’un voleur de pommes et plus récemment The Odyssey of an Apple Thief m’ont fait traverser en accéléré, dans tous les sens et avec une intensité que j’ai décrite ailleurs, je me sens profondément solidaire de tous ceux qui ont eu à mettre en sourdine ce qu’ils étaient en sortant de la maison de leurs parents. Je pense aussi aux soeurs de ma mère, Sonke et Minke, recrutées dans l’armée soviétique où, si mes souvenirs sont bons 900 000 femmes de toutes les “nationalités” de l’Union soviétique ont servi.
Abattre l’ennemi nazi était le rêve de tout partisan et de tout soldat soviétiques, mais c’était encore davantage celui des Juifs qui ne devaient plus jamais revoir leurs familles anéanties. Sur 3 millions de Juifs que comptaient la Russie, le nombre disproportionné de 500 000 soldats a servi dans les rangs de l’armée pendant la "Grande guerre patriotique”. Un tiers a survécu. Dans la partie occidentale de la Russie soviétique, au moins un million et demi de Juifs ont été abattus par les nazis aidés de leurs collaborateurs zélés dans des fosses que l’on a toujours pas fini de documenter. C’est dans cette partie de l’Europe que nous manque le plus de noms des victimes. Un vaste répertoire de chansons yiddish a récemment été redécouvert par Anna Shternshis dans des archives soviétiques, où ces documents avaient été enterrés (c’est une longue histoire d’archives et d’archivistes). Ces chansons, interprétées par le très savant artiste Psoy Korolenko, témoignent dès le début de la guerre des sentiments des femmes, des hommes et des enfants face à ces massacres et de leur désir de venger leur peuple. Il n’y a pas grand chose de casher dans ce répertoire, mais il y a un rapport immédiat à une histoire composée de plusieurs cultures dont je me sens dépositaire.
C’est aussi la leçon de Pierre Vidal-Naquet et peut-être aussi celle du Marc Bloch de L’Étrange défaite (plus que celle de Apologie pour l’histoire), celle des journaux de Leib Rochman et d’Emanuel Ringelblum qui fait que mon observation peu scrupuleuse – mais de bonne volonté, même s’il m’est impossible de ne pas scruter et détecter la coutume de trop – des lois du judaïsme soit contrebalancée par une responsabilité maniaque envers l’histoire. Le pouvoir spirituel de la religion se conjugue aussi au temps de la résistance et au mode de la critique.
La katédral de paris Zutalors
Ma fille aînée est née le 18 avril à l’aube et a failli s’appeler Judith. Peut de temps avant sa naissance, c’est un prénom arménien qui émergea, lié à l’histoire de la Résistance française:
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.
Dans les réseaux combattants de la MOI- Main-d’oeuvre étrangère, où les anciens de la guerre d’Espagne formaient les cadres, les Juifs composaient la grande majorité des effectifs. Il en était de même des fusillés de l’Affiche rouge. Aragon a-t-il outrepassé la pensée de Missak Manouchian, je ne sais, car le mot “France" n’apparaît pas dans sa lettre à Mélinée, mais il lui écrit : "je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense.”
On ne peut pas toujours éviter les rapprochements, le 18 avril était aussi en 1943 la veille de Pessakh et la date choisie par les combattants du ghetto de Varsovie pour le soulèvement. J’ai eu récemment l’honneur de recevoir des mains de la poétesse Irena Klepfisz une brochure qu’elle a compilée et éditée, offrant un aperçu de textes et de chansons commémorant le soulèvement. Pour avoir traduit le journal d’Emanuel Ringelblum, je mesure ce que cela signifie qu’Irena Klepfisz soit née dans le Ghetto de Varsovie. Je ne sais pas encore comment elle a survécu. Son père, Michal Klepfisz, était un dirigeant bundiste du soulèvement armé et a été l'un des premiers à tomber sous les balles des nazis. Elle me disait que l’on parlait polonais dans sa maison, et non yiddish.
Quand la cathédrale de Notre-Dame était en feu, lundi soir, j’ai été surprise de l’émotion qui m’a assaillie. Je me suis endurcie au fil des ans en travaillant sur notre littérature yiddish qui n’est pas une promenade de santé, mais je n’étais pas préparée à refouler mes sentiments à cette blessure qui ravageait le coeur de la France. L’attachement à l’histoire collective d’un pays nous ramène encore une fois à Marc Bloch, fusillé par les nazis le 16 juin 1944 et qui avait passé ses derniers mois en clandestinité à écrire L’étrange défaite : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.”
C’est cet amour de la France et de son histoire collective dont les bâtisseurs de cathédrale représentent un zénith, comme l'amoure de "l'ouvrage bien faite" qui est la vertu cardinale des Compagnons du devoir, que j’ai probablement transmis à mes enfants et mes petits-enfants. Sentir ce qui nous relie et savoir d’où nous venons est exactement ce qui nous rend capable d’exprimer cette histoire et, en définitive, d’y participer. J’espère qu’ils embrasseront tout leur héritage et qu’ils envisageront combien ils sont riches de leurs fidélités multiples.
Dans le fond, toute la littérature yiddish traite de cette tension entre les traditions et les ruptures que l’on nomme parfois révolutions, et de la liberté des individus d’embrasser ou non des formes de pensées qui les ont précédés. De quelles matières seront les nouvelles charpentes de la Notre-Dame ?