Le Pouvoir d’Harold Pinter
Pourquoi ne suis-je pas surprise en consultant la biographie de Wikipedia consacrée à Harold Pinter :
“Harold Pinter naît dans une famille juive du faubourg populaire de Hackney à Londres. Il s'y familiarise avec la langue populaire et le cockney qu'il mettra plus tard à l'honneur dans ses pièces. Son père était tailleur pour dames. Durant sa jeunesse, l'auteur a été confronté au chômage, à la misère, au racisme et à l'antisémitisme qui sévissaient au Royaume-Uni à l'aube de la Seconde Guerre mondiale. Selon ses dires, ce contexte troublé a largement nourri sa vocation future. Durant la Seconde Guerre mondiale, il quitte la capitale britannique à 9 ans et y revient trois ans plus tard. Il reconnaît plus tard que « l'expérience des bombardements ne l'a jamais lâché ».”
Ce que donnait à voir et à entendre le texte d’Harold Pinter, traduit par Éric Kahane et monté par Robert Castle, dans une production de Bruno Biezunski, est une mise en abîme visuelle et sonore d’une sorte non pas de banalité du mal, mais de sa trivialité, de sa bassesse suffisante et surtout de son hypocrisie poisseuse à l’abri de la violence – allez, je ne vais pas dire la plus brutale – à l’abri d’une violence totalement indifférente à l’humanité, une violence instrumentale, cynique, sans le moindre trouble avec ses objectifs du reste opaques, inconnus, indéterminés et si l’on peut dire, interchangeables.
Le Pouvoir n’est pas exactement une dystopie dans le sens où l’est Nous autres de Zamiatine ou 1984 de George Orwell, ou même la partie centrale du W de Georges Perec, qui déploierait sous nous yeux le panoptique d’un système dont chacune des parties donne sa logique et sa cohérence impitoyable aux autres au fur et à mesure que la narration les dévoile au regard du lecteur. Elle n’est pas non plus une description de la chute sans fin de l’homme telle que nous la suivons en nous demandant ce qui peut encore advenir de pire dans la descente au Enfers du Job de Hanoch Levine. Le Pouvoir nous saisit par son intemporalité radicale bien que des emblèmes des mauvaises habitudes du totalitarisme y sont disséminés partout. Nous n’y reconnaissons ni exactement le système stalinien ni exactement les séides du nazisme et tous les nervis des dictatures fascistes, et pourtant nous les reconnaissons tous. Les petites frappes de la dictature grecque, les polices tortionnaires des prisons turques, les escadrons de la mort des régimes latino-américains, Pinochet et ses pareils, les miliciens et les redresseurs de morts. Des pratiquants de la mort ordinaire, des exterminateurs de parasites et d’enfants juifs ou pas (s’ils sont chiants, on élimine), des erradicateurs de factieux, de frondeurs et de gauchistes, de non-conformistes et de protestataires, de réfractaires et de rebelles, et bien entendu de révolutionnaires. Et de leurs femmes et de leurs enfants. Des exécuteurs de poètes et des égorgeurs de journalistes. Des éventreurs de lycéennes. La vulnérabilité étant un plus pour le pervers sadique normal.
Peut-être qu’Harold Pinter s’est donné ici une facilité en ne jetant jamais de doute, en traçant une ligne intangible entre la violence – pas même maléfique, simplement rationnelle – des forces prétendues du bien et la vulnérabilité empreinte de pureté et d’innocence des victimes. On ne trouve pas, chez Pinter, la zone grise qui fait la complexité du témoignage que Primo Levi rapporte d’Auschwitz. Une simplification victimaire qui pourrait bien conduire à conférer à une victime proclamée le statut d’intouchable qui ne répond plus du droit ordinaire.
À travers les quatre courtes pièces qui composent ce spectacle – “Arrêt facultatif” ; “Précisément” ; “Le nouvel ordre mondial” ; “Un pour la route” – ce n’est pas la fable du pouvoir qui m’a frappée somme toute. Autour de la table du Shabbath, c’est en effet un autre aspect qui est resté unanimement gravé dans les mémoires des trois d'entre nous présents à la première parisienne de la pièce dans la salle comble du théâtre de Ménilmontant. Servie par trois admirable acteurs, Cylia Malki, Premyslaw Lisiecki et Bruno Biezunski, la dimension qui transcende cette représentation est la dignité des persécutés, des torturés, des tyrannisés. La crédibilité des bourreaux et des victimes tient aussi aux comédiens et aux humains qui les incarnent. À chaque tableau, cette crédibilité tendait un peu plus vers la vérité. On ne peut guère faire mieux.
C’était donc la première et nous avons eu un petit bonus, toute l’équipe sur scène, et une courte lecture par Bruno Biezunski, qui a porté le projet et travaille depuis deux ans à sa production. L’histoire d’une fillette juive de six ans et de son petit frère recueillis pendant la guerre sans aucune rétribution dans une famille paysanne de France qui n’a jamais désiré être récompensée pour cette humanité. La petite fille s’appelait Roseline Scharf et porte aujourd’hui le nom de Roseline Biezunski, elle a quatre-vingt un ans.