Que reste-t-il de la déchirure ?
Celui qui a un jour aimé avec passion, aimé de tout son être, aimé immensément, aimé sans restriction s’est sans doute posé la question de savoir ce qu’il reste de baisers donnés et reçus, des gestes de tendresse, des caresses esquissées ou seulement espérées, des sourires et des larmes, des paroles échangées dans la tiédeur de l’été ou dans l’obscurité. Les vestiges d’une vie s’entassent dans des caisses, s’empilent dans des dossiers. Des rangées de livres s’alignent sur des étagères, ils sont les véritables murs de ce qui était une maison intérieure. Des bibelots deviennent incapables de narrer le cheminement mental qui les avait rendu signifiants et ont fait d’eux les témoins d’une conversation dont ils étaient une voix discrète, les personnages d'une scène domestique. Les photographies presque seules émergent de ce foisonnement qui a été une vie et s’amoncelle en piles improbables dont la logique bientôt s’efface pour laisser la place à des catégories classifiables. Les conversations intérieures d'une existence, les cheminements mentaux, les correspondances établies entre le coeur et le cerveau, s'ils n'ont pas été consignés dans des échanges épistolaires, des carnets, des journaux intimes, ou lancés dans des SOS enfermés dans des capsules hermétiques et indestructibles, tout ce tissu fin, ces entrelacs de sentiments et d'intuitions, d'hésitation et de détermination, ce qui fait l'unicité d'un individu finit dans les catégories et entre les mains de ceux qui sont amenés à organiser son héritage matériel et moral. La douleur inconsolable du deuil n'efface pas les frontières entre les êtres, le désir de conserver du défunt et de perpétuer sa mémoire bénie, son ineffable empreinte, sa trace chérie ne comblent pas l'espace d'un firmament où chaque astre a son autonomie et est lié à tous les autres objets célestes.
Aujourd’hui, ma belle-soeur Micheline et moi avons trié et surtout détruit des documents appartenant à nos parents respectifs, conservés dans la maison qui rassemble depuis bientôt quinze ans tous les dossiers que nous avons suivis pour eux quand nos parents ont vieilli, puis après leur disparition, et qui m’abrite aussi depuis la même période correspondant à mon départ pour les États-Unis. Un foyer, un kibbutz, un nid, un palais, un refuge et un peu une caverne d'Ali Baba sous des dehors rectilignes. Les vestiges de plusieurs appartements et maisons dont nous avons dû fermer la porte et rendre les clés se dissimulent dans tous les recoins et "emplafonnent" – selon la lumineuse expression de ma géniale belle-soeur – les armoires, les bureaux, les étagères et jusqu'à la cave qui recelle des strates de nos passés.
Au cours de ce travail de déclassement et de réorganisation, de délestage et peut-être aussi de délivrance, nous avons parcouru chaque dossier administratif qui nous a été utile pour défendre les intérêts de nos pères et mères. D'innocents relevés bancaires et des fastidieuses récapitulations de caisses de retraite. Des dossiers adressés aux réparations allemandes aux tribulations bureaucratiques pour du petit matériel médical, des tentatives de déloger nos anciens de leurs appartements de location par de nouveaux propriétaires ou de leur extorquer des loyers en phase avec l’époque aux demandes d'aides sociales pour les personnes âgées dépendantes, des documents d’état-civil traduits du russe aux documents de naturalisation, des analyses médicales aux paperasses comptables, des notes à la main de possibles secrets codés aux dossiers de successions notariés. Mon père avait ordonné ses dossiers numérotés par catégorie et conservait une liste des numéros et du contenu correspondant. Ces dossiers avaient connu une première réorganisation lorsqu'il avait été atteint de la maladie d'Alzheimer et j'ai dû conserver quelque part dans une caisse cette précieuse liste qui témoignait de son sens de l'organisation, lorsque j'ai vidé la maison de mes parents.
Une journée passée à déchirer dont il reste essentiellement ce son un peu énervant du papier qui craque et crisse dans une plainte comme s’il recevait une blessure, des sacs-poubelles qui se remplissent. Un indéniable soulagement résulte de la déchirure mais plus encore de l’allègement. Des dossiers entiers sont liquidés pour solde de tout compte. Sur les pages imprimées, des notes manuscrites plus ou moins récentes, de la main de mon frère, de ma main, et sur les documents plus anciens de la main de papa ou de maman confèrent au papier son statut, pure bureaucratie obsolète, trace fantomatique ou expression vigoureuse d’un état d’âme ou d’un conflit. Confrontés à l’hostilité administrative ou à l’avidité de propriétaires, voire à l’esprit procédurier, mes parents préféraient, selon une lettre très conforme à notre pugnacité rédigée par mon frère, qui mériteraient une plus longue citation, “adopter un profil bas”. Mon frère et moi avons pourtant bien dû acquérir quelque part notre combativité.
Une journée passée à déchirer sans trop réfléchir à ce qui nous liait, à cet amour inconditionnel et intransigeant qui nous a toujours cimenté par-delà tout ce qui construisait la singularité de chacun des membres de ce minuscule noyau des "restes d’Israël", de rescapés d’une catastrophe comme la terre n’en avait jamais portée de pareille, d’une chasse à l’homme, à la femme, à l’enfant et au vieillard comme aucun dieu juif, même le plus courroucé, n’aurait jamais su imaginer dans sa théologie la plus démente. Et donc, à notre petite échelle de fidélité indéfectible, nous avons glissé quelques imprimés portant des versets de la Torah dans une petite Genizah artisanale en carton destinée à être sauvegardée par des mains plus expertes que les nôtres.
Une journée passée à déchirer sans trop s'attendrir. Des questions pourtant surgissent de ces déchirures machinales. Où ai-je bien pu classer la lettre du grand-père de Micheline, Elias Braoudé, que mon propre père Moishe avait retranscrite à partir d'un original peu lisible auquel j'ai eu accès tardivement et que j'ai traduite en français ? Micheline finit par retrouver la petite pochette de plastique où elle a regroupé la copie de la traduction yiddish, le texte en français et mes échanges d'emails avec Monique Braoudé, une autre petite fille d'Elias, qui a témoigné dans l'ouvrage préfacé par Samuel Pisar, Antoine Mercier et Claude Singer, Un train parmi tant d'autres. Mémoires du convoi 6. Elias Braoudé a été déporté le 17 juillet 1941 et est mort à Auschwitz. Dans la petite pochette de plastique figure aussi le témoignage de sa petite-fille Monique Braoudé. Les trois pages qu'il m'est donné de lire pour la première fois aujourd'hui sont déchirantes. Elles se propagent comme un feu dans une forêt desséchée tant elles sont brûlantes d'une parole longtemps contenue. Ce sont des pages écrites pour les obsèques de son père Maurice. Ont-elles été lues à cette occasion ? Trois générations apparaissent ici. Selon des informations rapportées par une source dont Monique ne se souvient pas, Elias s'est donné la mort en se jetant sur les barbelés à Auschwitz. "Je ne suis pas trop jaloux de votre sort à Paris, écrit Élias à sa "Tsila chérie". Chaque jour de nouvelles lois [...] J'imagine qu'aujourd'hui, mardi, tu dois te présenter au commissariat et donner ton nom, et qu'il te faut aller dans la rue avec les insignes ; sous le regard des voyous [
huligans]. Tu peux me croire, j'ai le coeur serré, et les petits enfants à l'école." Plus loin : "Maintenant, je peux te dire, la semaine dernière j'ai rêvé 2 fois que je suis revêtu de vêtements militaires. Et la 2e fois [il y avait] une jolie petite fille avec un petit sourire à sa table, assise dans sa maison, j'ai tant pleuré {{ou bien : je pleurais à chaude larmes, difficile de savoir si c'est dans le rêve ou en y pensant}}. Dans la nuit, j'ai à nouveau été tourmenté [par ton sort] Tsile. On va t'apporter 500 et 200 francs que j'ai empruntés ici." Et tout à fait à la fin de la lettre : "J'ai envoyé une lettre avec la photographie d'un groupe à cause de Rosette {{la maman de ma belle-soeur Micheline qui devait avoir une vingtaine d'année alors}}. À propos des enfants, tu m'écriras les pensées que leur provoque l'étoile. Vous pourrez m'écrire tant que vous aurez des enveloppes. De moi ton mari".
Il y a dans ces mots, dans ces phrases, dans ce soucis de transmettre à l'être aimé ses pensées les plus intimes à travers un document répondant à une nécessité pratique impérative tout ce qui m'avait poussé à me consacrer depuis déjà plusieurs lustres à noircir, sous une forme ou une autre, des pages blanches. À combler des vides, à sonder des béances, à lire entre les lignes et à interpréter des signes. L'absence est la chose la plus dense du monde et la blessure est ce qui est le plus vivant dans un corps.
Il se trouve qu'au détour de mon projet
Bat Kama At?, c'est en retrouvant ce nom de Braoudé, ou
Broidé, très répandu en Lituanie, qu'un descendant d'une des élèves du Gymnasium Yavné de Telz (Telsiai, en Lituanie), m'avait contactée pour me faire savoir que sa grand-tante
Guta-Mera Broide avait rejoint les États-Unis avant la guerre avec la plupart de ses frères et soeurs. Ce fut la découverte la plus agréable de toute ma recherche sur les 500 jeunes filles assassinées à Telz par les complices lituaniens des nazis.
Ma modeste contribution consiste surtout à flairer l’archive et à détecter ce qui à l’avenir pourrait intéresser nos enfants, des chercheurs ou une civilisation qui viendrait après nous et s’interrogerait sur la nature de l'humanité qui s’exprime en ces termes “In Ihrer Wiedergutmachungssache”, fournissant des réparations pour les torts causés à une catégorie de la population de la planète connue sous le nom de Juden, pour des spoliations, des exactions et des meurtres commis à son encontre, à la condition que ces mêmes Juden fassent bien parvenir avec ré-gu-la-ri-té un “ certificat de vie” à la dite instance humaniste. Je déchiquetais donc tout en restant attentive au bruit de la déchirure qui sifflait comme cette dernière balle – il y en avait eu d’autres – plantée dans le corps de l’adjudant chef de la 18ème section spéciale des éclaireurs de la prestigieuse 16ème division lituanienne de Klaipeda, Rozenbaum Maucha Itsikovitch le 6 avril 1945, sans avoir raison de sa vie.
Je déchirais en songeant aux rafales des balles tirées par les assassins lituaniens qui mirent fin à l’existence de Meyre-Haye Meyerowitz (Rozenbaumas), née en 1895 – fille de Tsivie et Aron – assassinée avec les femmes et les enfants de Telz le 3 Eloul 1941, de Yoysef Rozenbaumas, né en 1919, assassiné le 20 Tamouz 1941, de Leibe Rozenbaumas, né en 1924, assassiné le 20 Tamouz 1941, et de Elie Rozenbaumas, né en 1931, assassiné le 20 Tamouz 1941.
https://kehilalinks.jewishgen.org/telz/telz3.html
Que reste-t-il des pages de leur vie ? La mère de Meyre-Haye s'appelait Tsivie elle aussi. Ce que nous livre la lettre d'Elias Braoudé c'est toute la tendresse de ce diminutif, Tsila, par lequel il appelle son épouse, comme dans un murmure, et la teneur de ses affects et de ses pensées les plus subtils, leur articulation, la forme que prend sa préoccupation pour sa famille et ses enfants, en particulier la révolte et l'outrage que lui inspirent le port de l'étoile. Peut-être ne savons-nous rien de ses opinions politiques, mais nous comprenons à travers ses mots la place qu'il conférait à l'école de la République, l'idéal qui l'avait animé pour la devise France – Liberté, Égalité, Fraternité – et le haut-le-coeur que lui inspirent les traitres et le bandits qui se sont mis au service de l'occupant, les espoirs qu'il nourrissait pour ses enfants. Ce qui nous est parvenu, c'est une trace palpable, compréhensible et partageable de son immense amour.