Hébreu, Yiddish, des navires équipés pour de
longues traversées
Présentation de la conférence de Ken FRIEDEN
au YIVO le 13 juillet 2016 à l’occasion de la parution de son livre Travels In Translation. Sea Tales at the Source of Jewish Fiction, Syracuse Un.Press
Voyages en traduction. Les récits
maritimes, à la source de la fiction juive.
Si la réputation des
Juifs comme marins ne défraie pas la chronique, quelques passages bibliques
s'apparentent néanmoins au genre des récits d'aventure tel celui de Jonas
(1:4-5, 12) ou des versets de ce Psaume (107: 23-30). Pourtant, de Jonas aux
précurseurs des auteurs hassidiques, et de ceux-ci aux grands écrivains
yiddish, c’est vers les narrations des odyssées maritimes et leurs traductions en
hébreu que nous entraîne Ken Frieden à la poursuite d’une révolution
linguistique qui fera de la langue biblique l’instrument de la renaissance
nationale, mais pas avant d’avoir été frottée au yiddish, cette autre création
nationale qui accompagne l’histoire de mille ans de vie juive en Europe.
Au cours de leurs
pérégrinations, les voyageurs juifs s'efforcent davantage de recouvrer et confirmer les traces des descriptions bibliques que de découvrir une
réalité nouvelle. Ken Frieden parle d'un épigonisme biblique. Comparant les
récits de voyage des Grecs et ceux des textes bibliques, Frieden insiste sur
les talents textuels des Juifs, des voyageurs qui circulent en se passant de la
géographie mais en se guidant à la boussole des textes et de leurs commentaires.
Quand ils s’approprient un genre appartenant à la culture dominante, le récit
de voyage, les Juifs font ce qu’ils savent faire depuis la plus haute
antiquité, depuis que leur langue vernaculaire était l’araméen à l’époque
biblique, ils s’expriment en traduction, ils voguent en translation, ils
naviguent entre les langues, ils tanguent entre les interprétations.
Les auteurs
hassidiques vont tenir une place remarquable dans le processus de
popularisation des récits hagiographiques comportant leur lot de pélerinages en
Eretz-Israël, de pérégrinations interrompues et d’expéditions abouties. Le Shivkhey
ha-Besht (1814-1815) attribué à Dov Ber de Linitz, une collection de légendes édifiantes sur la vie du
Bal Shem Tov, fondateur du hassidisme, connaît ainsi plusieurs traductions en
yiddish dans les années qui suivent leur parution. Dans les années qui suivent le Shivkhey ha-Besht, Nathan Sternharz de Nemirov (1780-1844) publie en hébreu et en yiddish une édition des Sippurei ma'aasiyot (Récits) de Nahman Bretslav dont la popularité ne s'est pas démentie avec le temps, tandis que les récits de voyage de
Nahman de Bratslav consignés par Nathan Sternharz, Shivkhey ha-ran (1815), rapportent son pélerinage en Terre sainte. Nahman de Bratslav avait pris l'habitude de dicter en yiddish à son scribe ses enseignements. Nathan Sternharz les couchait sur papier en hébreu. Le yiddish du Rabbi était sans le moindre doute parsemé d'hébreu de diverses sources, voire hébraïsé, tandis que l'hébreu des textes d'arrivée faisait écho au yiddish. Nathan décrit cette scène de dictée dans ses Mémoires Yemei Moharnat *), où il détaille le processus de traduction dynamique familière aux locuteurs du yiddish qui écrivent en hébreu. Ken Frieden insiste sur les talents littéraires de Sternharz, mais aussi sur la méthode de traduction du yiddish vers l'hébreu, expliquant ainsi la vitalité et l'originalité des récits de Nahman de Bratslav qui possèdent la qualité du langage idiomatique direct dont ils ont été traduits et font un usage plus dynamique des références bibliques figées dont la melitsa des maskilim était coutumière.
Ces écrivains hassidiques, explique Ken Frieden, occupent une place prépondérante quant à l'usage des deux langues, l'hébreu et le yiddish, faisant tomber le mur qui les sépare, ils jouent le rôle d'une avant-garde parmi les auteurs populaires et moins populaires qui écriront dans chacune des deux langues. Ils touchent un très vaste public dans le monde juif. La traduction agit comme une instance innovatrice dans la création littéraire, modernisant la langue cible (d'arrivée), inventant des formes originales qui bientôt deviendront classiques et affecteront en retour la langue source.
Du point de vue de la porosité entre l’hébreu et le yiddish, qui est celui qui m’intéresse ici, deux courants semblant venir de rives opposées se rejoignent dans ce delta, pas forcément pour s’y fondre. Mais plus généralement, force est de constater avec Itamar Even-Zohar, citée par Ken Frieden dans son introduction, que l’importation de modèles littéraires d’une langue à l’autre élabore un nouveau répertoire. Le genre du récit de voyage introduit ainsi dans les littérarures yiddish et hébraïque un nouveau naturalisme. Dans les mots de Georges Steiner **), « le traducteur envahit, extrait et rapatrie son butin ».
Ces écrivains hassidiques, explique Ken Frieden, occupent une place prépondérante quant à l'usage des deux langues, l'hébreu et le yiddish, faisant tomber le mur qui les sépare, ils jouent le rôle d'une avant-garde parmi les auteurs populaires et moins populaires qui écriront dans chacune des deux langues. Ils touchent un très vaste public dans le monde juif. La traduction agit comme une instance innovatrice dans la création littéraire, modernisant la langue cible (d'arrivée), inventant des formes originales qui bientôt deviendront classiques et affecteront en retour la langue source.
Du point de vue de la porosité entre l’hébreu et le yiddish, qui est celui qui m’intéresse ici, deux courants semblant venir de rives opposées se rejoignent dans ce delta, pas forcément pour s’y fondre. Mais plus généralement, force est de constater avec Itamar Even-Zohar, citée par Ken Frieden dans son introduction, que l’importation de modèles littéraires d’une langue à l’autre élabore un nouveau répertoire. Le genre du récit de voyage introduit ainsi dans les littérarures yiddish et hébraïque un nouveau naturalisme. Dans les mots de Georges Steiner **), « le traducteur envahit, extrait et rapatrie son butin ».
Sur l’autre berge (du
monde juif) où bouillonne le chaudron de la modernité, les opposants du
hassidisme cherchent à façonner une langue hébraïque populaire qui s’affranchit
des contraintes linguistiques du style néo-biblique de la melitza,
imposées par les premiers auteurs issus de la Haskalah. Ici encore, la traduction
des récits de voyage, les Reisebeschreibungen de l’allemand Joachim
Heinrich Campe vers l’hébreu par Mendel Lefin, Mase’ot ha-yam (Récits
maritimes, 1818) le conduit à créer un style à la fois plus prosaïque et plus
populaire, incorporant l’araméen et utilisant l’hébreu familier au locuteur du
yiddish, le loyshn-kodesh. En 1815, Khaykl Hurwitz (Hurvits), de la ville d'Uman, avait publié une traduction en yiddish de Die Entdeckung von America de Campe qui avait connu un grand succès. Khaykl Hurwitz, Mordechai Aaron Günzburg et David Zamość ont tous produit des adaptations en hébreu ou en yiddish des récits de voyage de cet auteur. Je passe ici sur les erreurs de traduction que se renvoyaient hassidim et maskilim et l'ironie dont ils faisaient preuve les uns envers les autres (p. 112 de Frieden), comme sur les démêlés avec les siens de Sternharts, qui venait d'un milieu de misnagdim éclairés, lorsqu'il a commencé à rendre visite puis à suivre fidèlement Rabbi Nahman de Bretslav.
Au confluent de ces
eaux, un traducteur se distingue par son œuvre prolifique. Moses
Mendelsohn-Frankfurt (1782-1861) est un juif orthodoxe enclin à la littérature
hébraïque qui a transposé dans un hébreu modernisé de la prose et de la poésie
allemande. On lui doit une traduction de Die Entdeckung von America de
Campe, en 1807 : Metziat ha-aretz ha-hadasha (La découverte de la
Nouvelle Terre), et surtout d’avoir initié la pratique de la traduction des
récits de voyage. Avant cette date, peu de prose avait été publiée en hébreu
moderne et aucune fiction. Ken Frieden souligne la tension qui existe dans ses
traductions entre le recours au modèle de phrases bibliques (la Bible ne manque
pas de tempêtes) et l’utilisation audacieuse de l’hébreu faisant fi de ces
schémas. Mais Mendelsohn-Frankfurt ne brûle pas les ponts, il navigue entre les
eaux de la nouvelle littérature sécularisée et des traditionnelles études
juives. À l’instar de Campe, Mendelsohn-Frankfurt
nourissait à l’égard du roman et de son influence sur le public une certaine
méfiance et conférait au récit de voyage une supériorité sur la fiction. Campe
est l’ami d’un autre Mendelsohn, Moses, et aura une influence importante sur les
auteurs en hébreu et en yiddish de la Haskalah. Ce n’est pas avant le succès de
son adaptation de Robinson Crusoë, Robinson der Jüngerer que la
traduction du roman en yiddish par David Zamość verra le jour en 1824.
Si l’on en croit les
pointes des grands auteurs yiddish issus de la Haskalah tels que Mendele et
Peretz, les Juifs vivaient dans les textes sans trop se soucier de géographie.
Dans son récit, Masoes Benyomin ha shlishi (Les voyages de Benjamin III),
le héros de Mendele Mokher Sforim – il faut plutôt parler d’un anti-héros
donquichottesque – parvient à entraîner son infortuné voisin, Senderl
l'effeminé (souffre-douleur comme lui d'une épouse autoritaire). Ils mettent le
pied à l’étrier d’une parodie du récit d'aventure, incarnant du mieux de leur
savoir livresque la déambulation de Juifs textuels, lancés dans le grand monde
en quête des tribus perdues d'Israël (di royte yiddelekh - les petits
Juifs rouges) et qui, de fantasmagories en désillusions rocambolesques risquent
d'être raflés pour servir l'armée tsariste, manquent de finir dans une geôle ou
sont bel et bien roués de coups de bâtons. Ils ne s’éloignent de leur patelin,
ne cheminent par monts et par vaux, que pour arriver à la ville la plus proche,
puis se retrouver maris comme devant au bercail, après avoir circonscrit les
environs de leur shtetl.
Avec cette création
((1878) Mendele Mokher Sforim (Sholem Yankev Abramovitsh, 1835-1917), dit
aussi le grand-père de la littérature yiddish, fait entrer le récit de voyage
dans son stade ultime, dans le yiddish de la satire, de l’auto-dérision, dans
une littérature critique de la tradition qui en conserve pieusement chaque
référence. Ici, c’est la trahison qui se fait traduction.
Pour les hommes de la Haskalah qui ne tenaient pas la fiction en grande estime, l'hébreu nous dit Ken Frieden, était comme un navire encapsulé dans une bouteille. Leur tentative de le ressusciter en lui conférant la forme de l'allemand élégant de l'époque romantique n'a pas eu de postérité. Elle se heurtait à la vie des langues, à la vigueur de la littérature. Durant les mille ans de leur présence en Europe, les Juifs ont au contraire transformé l'hébreu en langue européenne au contact du yiddish vernaculaire, l’hébreu tenant un peu la place de l’arabe littéraire dans la diglossie et le yiddish celui des langues vernaculaires locales. Les hassidim furent ceux qui marièrent le plus intensivement les deux systèmes de langues, les polissant l’un contre l’autre, avant que les modernes confèrent un destin national à l’hébreu qui va en apparence consommer le divorce avec le yiddish.
Entretemps, ces
odyssées narratives, s’appropriant un genre appartenant à des cultures plus
puissantes – munies d’armées et de flottes – ont contribué à façonner deux
langues juives modernes et équipées pour de plus longues traversées.
Isabelle Rozenbaumas
Je remercie l'auteur, Ken Frieden, et Yitskhok Niborski, pour leur lecture attentive.
*) Nathan Sternharz, Yemei Moharnat, 1970, 2e partie, p. 12, cité par Ken Frieden, Travels in Translation, p. 52.
**) George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. Trad. de l'anglais par Lucienne Lotringer.
*) Nathan Sternharz, Yemei Moharnat, 1970, 2e partie, p. 12, cité par Ken Frieden, Travels in Translation, p. 52.
**) George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. Trad. de l'anglais par Lucienne Lotringer.